Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


20 septembre 1736 (2) : [Maupertuis] écrit une Relation de Laponie :
Relation de Laponie par quelques habiles mathématiciens français qui sont allés dans le Nord pour y faire des observations, datée du 20 septembre 1736 et communiquée par un seigneur qui aime les sciences et qui les cultive.

Après être arrivés à Stockholm [cf. 21-22 mai 1736] d'une manière fort ordinaire vingt jours après être partis de Dunkerque [cf. 2 mai 1736 (1)] et y avoir fait un séjour fort court, suffisant pour en admirer les beautés, nous en partîmes [cf. 5 juin 1736 (1)] pour nous rendre au fond du golfe de Botnie. La seule circonstance remarquable de notre voyage est d'avoir fait plus de trois cents de nos lieues en dix jours dans deux carrosses, malgré plusieurs grands fleuves qu'il faut traverser. Il est vrai qu'il n'y avait point de nuit et que les auberges ne retardent point les voyageurs. Mais c'est une chose singulière de trouver pendant une si longue route et si peu fréquentée des chemins plus beau que celui de Versailles, coupés au travers d'une forêt continue et qui mériteraient de conduire à des lieux plus heureux. Ils n'en font rien et on trouve au bout la ville de Torneå, dont les murailles sont une cloison de sapins haute de quatre ou cinq pieds, dont la plus belle maison est bien éloignée d'approcher du logement de votre suisse, et qui peut avoir soixante habitants sans compter les morts, qui y reviennent tous les jours.

Malgré tout cela nous n'y fîmes pas un séjour plus long qu'à Stockholm et n'ayant pas trouvé les côtes de la mer ni les îles dans l'état que nous aurions souhaité, nous résolûmes de venir faire nos triangles en Laponie. Il est vrai que ce pays n'est qu'un vaste désert dans lequel on ne pouvait pénétrer qu'en remontant un fleuve plein de cataractes, ou en traversant à pied des forêts sans routes ; c'était par là qu'il fallait passer avec des instruments d'astronomie. On y passait, on arrivait sur des montagnes dont le sommet était occupé par une forêt de gros sapins, on coupait la forêt, on y campait, on cherchait de là quelque autre montagne propre à faire la pointe de notre triangle, on n'en découvrait que trop, la peine était d'aller dans la forêt immense où Dieu la plaça la montagne qu'on avait choisie et qui était quelquefois à dix lieues de là. Au bout de deux mois de cette vie, nous avons eu une suite de triangle si heureux, qu'il semblait que nous eussions été les maîtres de placer les montagnes à notre choix. Ces triangles nous donnèrent le degré du méridien qui coupe le cercle polaire, mais il nous reste encore quelques bagatelles pour avoir ce degré. Il nous faut maintenant observer les étoiles aux deux extrémités, et finir cet hiver par mesurer quelques milliers de toises de glace.

Dans nos travaux nous avons été bien servis de la force et de l'infatigabilité des gens d'ici, que la nature a fait pour le pays qu'ils habitent. Dans un pays où il n'y a rien, ils trouvent encore le moyen de se retrancher bien des choses ; ils ont des maisons faites de troncs d'arbres et couvertes d'écorce, dans lesquelles il y a une chambre habitable, que jamais ils n'occupent et où presque jamais ils n'entrent. Elle est destinée pour la Mottraye ou nous, et lorsque nous y arrivons, sans voir ni le maître ni la maîtresse de la maison on en va prendre possession. Tout le reste est également à notre service, excepté un réduit affreusement enfumé où se retirent le père, la mère, les enfants et la bru tous ensemble. Mais ces maisons ne se trouvent que sur le bord du fleuve et en très petite quantité et ne nous ont été d'aucun secours pendant les deux mois que nous avons passés dans le désert.

Les mieux accommodés sèment quelque peu d'orge que la terre leur rend comme elle peut au bout de six semaines ou deux mois, en quoi consiste ici toute la saison fertile. Ils font pour leurs hôtes une espèce de pain où ils mettent partie égale de paille et de grain, celui qu'ils mangent est plus fort de paille, et il n'est que d'écorce de sapin dans les mauvaises années, qui ne sont pas rares ici. Ils ont quelques moutons et quelques vaches, qui vivent à peine dans ce pays-ci où il les faut tenir dans la maison plus de la moitié de l'année et faire chauffer l'eau pour boire. Mais on ne les garde que pour le lait et la laine, et on ne sait ce que c'est que d'en tuer pour en manger. On respecte moins les rennes dont on fait sécher quelques morceaux qui, joints à quelque poisson, qu'ils mangent cru, font leur meilleur repas. Leur nourriture ordinaire n'est que du pain, du mauvais beurre et du lait aigre que tous les gens de la maison et d'ailleurs mangent dans la même gamelle, chacun de ceux qui nous servaient portait de ce pain dans un sac et un baril de lait aigre, avec quoi il irait au bout du monde, si ce ne l'était pas ici. Leur vêtement est, comme vous pouvez le croire, fort simple, premièrement les enfants vont très longtemps presque nus avec une seule chemise sur le corps, sans bas [souliers] ni bonnet. L'habit des hommes, qui est uniforme, est une espèce de chemise de laine blanche avec une ceinture de cuir, un fort petit bonnet, mais des culottes si longues qu'elles entrent dans les souliers. La pièce la plus nécessaire de leur habillement et à laquelle on ne s'attendrait guère, ce sont des gants. Il n'y a ni paysan, ni pêcheur, ni soldat qui ne soit toujours ganté en été comme en hiver. Les femmes vont ordinairement la jambe et les pieds nus, et cela ne vaut pas nos bas de soie ; leur coiffure consiste dans un bouchon de cheveux ardents retroussé d'un ruban de laine rouge. Malgré tout cela, elles n'ont de beau que les dents, mais si elles les doivent à la sobriété de leur vie, nos beautés de Paris se mettraient au pain et à l'eau si elles les voyaient.

Après tout cela, Monsieur, il est peut-être bon d'avertir que les gens dont je vous parle ne sont pas encore les Lapons ; ce sont quelques pauvres familles étrangères qui se sont établies sur les bords du fleuve ; dès qu'on s'en écarte, on est bientôt dans des déserts, où il n'y a plus que des gens auprès desquels ceux dont j'ai parlé sont des sybarites ; nous en avons rencontré quelques-uns paissant leurs rennes sur nos montagnes ; ils sont presque aussi petits qu'on les dit, mais beaucoup plus laids ; quelques-uns en vérité m'ont fait peur, surtout une femme qui entra l'autre jour dans ma chambre sans que je fusse prévenu de sa visite. Tout le monde est bien persuadé en Suède qu'ils ont un fréquent commerce avec le Diable ; je crois bien que si le Diable parle à quelqu'un, c'est à des gens faits comme ceux-là. S. M. S. nous recommanda en partant de tâcher d'examiner un peu si ce qu'on dit est vrai ; je ne sais s'il savent l'avenir, mais il est sûr qu'ils ignorent parfaitement le présent et le passé. Les édits des rois et les défenses des curés, qui ont été baptiser quelques Lapons, ont diminué le nombre des sorciers parmi eux, du moins ils n'osent plus exercer publiquement leur art : mais on est toujours bien convaincu qu'il y en a de profonds dans la magie, et tout ce que pensent sur cela les esprits forts, c'est que les Lapons font leurs merveilles par la seule magie blanche, sans que le Diable s'en mêle. Autant que les Lapons sont affreux, autant leurs rennes sont aimables. Ce sont de beaux cerfs, qui rendent mille service pour nourrir, vêtir, traîner, porter, et qui sont si familiers que nous en avons trouvé sur nos montagnes, qui ne pouvaient pas nous quitter et qui nous suivaient trois ou quatre lieues [cf. 16 août 1736 (1)].

Nous sommes maintenant à l'extrémité septentrionale de nos triangles à attendre l'étoile qui doit nous apprendre quelle étendue de l'arc de méridien est comprise par nos triangles. Il est fort à souhaiter pour nous que ces observations se puissent faire avant les grands froids, qui seraient plus insupportables ici qu'à Torneå. Cependant les pluies qui durent depuis trois semaines me font craindre qu'il ne faille attendre la glace pour avoir un ciel serein. Cette glace viendra peut-être demain, l'hiver est ici la saison éternelle, quelquefois dès le milieu de l'été elle reprend ses droits. Nous en avons eu des exemples sur nos montagnes, où pendant des jours fort chauds, où le Soleil ne disparaissait point, l'hiver tout à coup revenait, et un très grand froid se faisait sentir. Au reste le froid nous donnera un nouveau spectacle et nous fera connaître ce pays-ci qu'on ne connaît point, pour ainsi dire, en le voyant l'été. C'est en hiver qu'on entreprend les voyages, c'est pour l'hiver que les maisons sont bâties. Ce n'est que l'hiver que les lapons reviennent habiter nos montagnes, qu'ils sont obligés d'abandonner pendant les chaleurs par la quantité inconcevable des mouches qui les persécuteraient et qui se sont accommodées de nos à leur défaut. C'est alors que j'aurai l'honneur de vous ennuyer mieux que je n'ai fait etc (Bibliothèque germanique, vol. XXXVIII, 1737, pp. 99-105).

Cette lettre est à l'origine écrite par Maupertuis à d'Argenson, ainsi qu'en fait foi une version manuscrite conservée à la Bibliothèque de l'Assemblée nationale :
Année 1736.
Lettre de M[onsieu]r Maupertuis à M[onsieu]r d'Argenson.
J'aurois eu plus tôt l'honneur de vous écrire, si j'avois crû que vous [intere]sassiés encore à moy. Je ne me croiois plus au monde, en Laponie, mais [le fait que] mon père m'a mandé que vous aviés la bonté de vous infomer de mes [nouve]lles me fait revivre, me remet dans Paris, avec ce que je respecte le plus [et] que j'aime le mieux. Si mes lettres ne vous ennuient point, j'auray […] le plaisir de croire le devoir a votre amitié. Toutes les relations que [je pour]rois vous faire de ce païs cy ne méritent pas d'occuper une de vos plus […] momens. Nous autres voyageurs, nous nous trompons toûjours sur […] les choses nous ont touché par des circonstances qui nous étoient particulieres, […] croïons qu'elles amuseront beaucoup un lecteur qui n'y prend aucun […] il n'est pas même nécessaire de voyager pour tomber dans cet écüeil, […] la source de la mauvaise conversation de plusieurs qui ne […] point. Que pourroit-on dire d'un paÿs où il n'y a ny hommes [ni villes] ny villages, et où la terre ne produit ny fleurs ny herbes ny racines. […] nous aïons vû le Soleil à minuit recommencer son cours, sans s'être [couché] et que nous aïons vû un jour continuel de plusieurs mois, que nous [allons] bientôt tomber dans une nuit où un crépuscule d'égale durée, tout [cela], Monsieur, sont des choses que vous sçavés. Parler de ce que nous [avons] déjà fait, nôtre amour propre auroit à craindre qu'on ne prit les [choses] les plus simples pour des éxagerations. D'ailleurs nôtre modestie ne [le] permet pas, nous ne voulons pas imiter ces missionnaires qui […] le ciel par leurs travaux, et qui se damnent en les racontant. [Suit la lettre reproduite par la Bibliothèque germanique, puis] C'est alors que j'auray l'honneur [de vous] ennuier peut estre mieux que je ne fais, malgré toute vos [..] possible que je ne sois tombé dans le défaut que je craignois [au comme]ncement de ma lettre (BAN, Ms 1423, ff. 255-257).
Abréviation
  • BAN : Bibliothèque de l'Assemblée nationale, Paris.
Courcelle (Olivier), « 20 septembre 1736 (2) : [Maupertuis] écrit une Relation de Laponie », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n20septembre1736po2pf.html [Notice publiée le 3 janvier 2008].