Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


9 mars 1763 (1) : Clairaut rapporteur :
MM. Duhamel, Clairaut et de Chabert, ont fait le rapport suivant.

Nous commissaires nommés par l'Academie [cf. 30 janvier 1762 (1)] pour examiner un ouvrage de M. Bigot de Morogues, capitaine de vaisseaux du Roi, chef d'une brigade du corps royal de l'artillerie et correspondant de l'Academie, intitulé Tactique navale ou Traité des évolutions et des signaux avons l'honneur de lui en rendre compte.

Les règles des évolutions sont sans contrédit, l'objet d'étude par lequel les officiers de la Marine les plus habiles, doivent couronner leurs connoissances ; puisqu'ils ne peuvent espérer d'être vraiment utiles à l'état qu'autant qu'ils sont supérieurs dans cette partie. Il est donc bien essentiel pour les jeunes officiers de ce corps qui se proposent de mériter d'avoir part au commandement des armées, et d'acquérir de la gloire, en soûtenant l'honneur de la nation ; d'avoir entre les mains un livre qui donnât les regles précises de la tactique, afin de pouvoir les approfondir chaque jour et se les rendre familières.

L'ouvrage de ce genre composé par le s[ieu]r Hoste est devenu rare et quoiqu'excellent dans plusieurs parties, il renferme aussi beaucoup de manœuvres inutiles. Il falloit être marin et, de plus, officier d'armée pour bien traiter de la tactique navale.

Les majors de nos escadres et notamment M. le chevalier de Fabey nous en a donné des modèles excellents dans cette guerre, et M. de Morogues, par l'étenduë de ses connoissances, étoit très capable de réussir à rassembler dans un seul corps d'ouvrage, et de mettre dans l'ordre le plus avantageux les meilleures évolutions, et des signaux les plus étendus, afin qu'on eût sous les yeux tout ce qui pouvoit avoir été dit sur cette matière. Aussi joüit-il, même avant la publication de son travail, de l'assurance flatteuse de son utilité, non seulement dans l'avantage qu'en retirent M[essieu]rs les gardes de la marine de Brest, depuis plusieurs années qu'ils étudient ce livre manuscrit dans leurs salles, mais encore dans l'empressement des officiers les plus intelligens pour s'en procurer des copies.

M. de Morogues a divisé son ouvrage en deux parties conformément à l'indication du titre.

Dans la première que nous avons luë avec la plus grande satisfaction, il traite des évolutions, et il nous a paru qu'il n'en a oublié aucune dont l'exécution peut être utile ou praticable ; et lors qu'une même évolution peut être exécutée de plusieurs manieres différentes et également utiles, il les rapporte toutes en expliquant les occasions de préférence à donner à chacune.

Pour cela, après avoir enseigné tout ce qui concerne la chasse, il en explique les règles à la formation d'une ligne de vaisseaux ; car pour y prendre son poste, on sçait qu'il faut que chaque vaisseau donne chasse à celui qui doit le précéder dans la ligne. Il parcourt ensuite ensuite [!] et explique aussi méthodiquement et dans le plus grand détail, tous les mouvemens généraux et particuliers des escadres d'une armée, soit en ordre de bataille ou de marche, les divers changemens d'ordre, les mouvemens particuliers relatifs au combat, comme disputer le vent à l'ennemi, éviter le combat, arriver sur l'ennemi, et le forcer au combat au vent ou sous le vent, doubler l'ennemi, traverser son armée et l'empêcher de le faire.

Les manœuvres que M. de Morogues indique pour tous ces mouvemens, paroissent les meilleures mais il ne dissimule pas que, si leur exécution n'est pas parfaite, il en est qui peuvent être susceptibles de grands inconvéniens, et occasionner du désordre dans la ligne, dont l'ennemi ne manqueroit pas de profiter, c'est ce qui l'oblige à faire sentir le danger de se déterminer à certaines manœuvres difficiles devant l'ennemi, à moins que quelque faute de sa part, n'offre un succès presque assuré, ou qu'on n'y soit forcé par la nécessité de tout risquer pour se tirer d'une position fâcheuse.

Cependant cette perfection, si nécessaire dans l'exécution des manœuvres, à laquelle un général craint avec tant de raison que son armée n'atteigne pas, dépend en tout du bon ordre et de la discipline.

Aussi M. de Morogues fait consister, en grande partie, la force d'une armée navale dans cet ordre et cette discipline qui y sont établis et dans son execrice réel aux évolutions. Il regarde cette espèce de force comme équivalent à celle de plusieurs vaisseaux que l'ennemi auroit de plus, et nous en sommes persuadés comme lui, si l'on peut se flatter d'avoir sur l'ennemi cette supériorité d'exactitude dans l'exécution des évolutions qui peut en effet lui rendre inutiles plusieurs vaisseaux.

Elle dépend, comme l'on sçait, d'une grande et égale habileté du général et de chacun des capitaines dans la théorie de la tactique et de leur longue expérience dans l'exercice des évolutions ; car il ne suffit pas que chaque capitaine soit manœuvrier comme on l'entend communément de ceux qui, dans la navigation ordinaire, sçavent assés regler les mouvements particuliers de leur vaisseau pour le conduire sûrement d'un port à l'autre ; c'est là sans dout un grand avantage, mais qu'on peut à peine regarder comme une premier élément de ce haut degré de perfection et de finesse avec lequel chaque capitaine d'une armée doit posséder la manœuvre, pour bien connoître et régler la marche de son vaisseau dans tous les mouvements d'une ligne bien serrée ; en un mot, pour y garder son poste, sans craindre des abordages qui ne doivent jamais arriver ; quand, avec du vent, la mer est un peu maniable.

M. de Morgue [!] examine et fait prévoir dans tous les cas les dérengemens que ne peut manquer de causer, dans une ligne, le changement du vent, par l'impossibilté presque physique que, dans cette circonstance, les vaisseaux se tiennent toûjours exactement à leur poste. Il fait sentir toutes les difficultés du rétablissement de l'ordre, en indiquant cependant les meilleurs moyens et les plus prompts pour y parvenir.

Enfin les planches qui accompagnent ce traité au nombre de 49 contenant 133 figures représentent les mouvemens de chaque évolution d'une manière si simple, si claire et si sensible, qu'elles en font deviner les détails, indépendemment des explications du traité même.

Après avoir donné, dans la première partie de son ouvrage, les règles des évolutions, M. de Morogues en enseigne l'application et l'usage dans la seconde, en traitant des signaux par lesquels on fait connoître à une armée navale tous les mouvemens qu'elle doit exécuter.

Le projet de l'auteur, à cet égard, ayant été de représenter un modèle complet de signaux pour une grande armée, dans lequel aucun ordre ou détail utile, ne fut oublié, il a rassemblé tous les différens moyens de faire des signaux, soit de jour, de nuit ou de brume qui avoient été employés jusqu'aujourd'hui dans les livres d'ordres généraux de nos armées ou escadres ; il en a même étendu et varié l'usage de manière qu'il est parvenu non seulement à donner des signaux pour un plus grand nombre d'ordres, mais encore à fournir, pour ainsi dire, dans le même plan de signaux, deux ou trois plans différens, c'est à dire, deux ou trois manière d'exprimer chacun des ordres de son plan par des signaux de différente espèce, afin quele général soit à portée de choisir à propos l'espèce qui convient le mieux à chaque circonstance.

D'après ce que nous venons de dire, on conçoit aisément l'etenduë du travail de M. de Morogues en voulant remplir cette double et triple combinaison, sans oublier la simplicité et la distinction qu'il établit pour baze de la bonté de tous les signaux.

Nous devons observer, a ce dernier égard, que cette partie de l'ouvrage de M. de Morogues, composée, comme nous l'avons déjà dit, pour servir dans l'occasion rare des évolutions d'une grande armée, peut, même en conservant bien des détails intéressants, être beaucoup simplifiée dans les occasions les plus fréquentes de s'en servir pour former des signaux à une [?] escadre.

Nous ajouterons que ce livre de signaux ne peut manquer d'être très utile et qu'il est traité d'une manière non seulement fort avantageuse pour l'uniformité d'exécution des manœuvres générales, si nécessaires au maintien de l'ordre dans une ligne, mais encore pour l'instruction particulière de chacun des membres du corps de l'armée, relativement à leurs fonctions et aux règles des évolutions : c'est ce que nous ferons voir dans l'idée succinte que nous donnerons de la forme de ces signaux, après que nous aurons rendu compte de quelques espèces de signaux, et dont l'usage n'est point encore généralement reçû, ou dont certaines particularités appartiennent à M. de Morogues.

Dans les signaux de manœuvre, l'auteur a destiné un mât particulier à chaque corps de l'armée, pour y placer les pavillons ou flames nécessaires pour faire évoluer ce corps, et la vergue d'artimon à l'armée entière, de sorte que le général peut faire exécuter à toutes les escadres en même tems des mouvemens différens sans craindre aucune méprise. Il conserve la même destination des mâts dans les signaux de nuit, pour y placer les fanaux qui remplacent les pavillons.

Il présente encore pour la nuit, un double plan de signaux pour remplacer les pavillons, il trouve cet avantage dans les fusées qu'il met en état de substituer entierement aux fanaux pour faire les mêmes signaux que par eux, moyennant la différente composition de la garniture de ces fusées en étoiles, en serpentaux, ou en pluie. C'est par là qu'il leur donne la signification des fanaux placés aux aubans de tel ou tel mât, observant de plus que les fanaux au auban d'un mât, ou l'espèce de fusée qui y répond, regardent toujours la même division de l'armée : on voit que le choix ou même la réunion de ces deux sortes de signaux permanens ou instantanés, peut être très utile à un général dans diverses occasions importantes.

Les signaux numéraires que M. de Morogues fait entrer dans son ouvrage, sont ceux qui contribuent le plus à la variété, et à l'augmentation de détails que nous y avons trouvé dans tout ce qui peut être exprimé par des nombres ; ils consistent, comme l'on sait, à faire signifier à certains pavillons des unités, des dizaines et des centaines, suivant les endroits où ils sont placés, et l'on peut, par exemple, s'en servir pour indiquer les aires de vent, dans les ordres de fausse dans l'ordre de moüillage en lignes les degrés et minutes de la latitude et de longitude, le nombre de brasse d'eau quand on a sondé etc. Ils fournissent d'ailleurs un double moyen et simple, d'exprimer tous les signaux en désignant, par ces pavillons numéraires, l'article du livre des signaux que le général veut faire exécuter.

Il donne aussi des signaux numéraires pour la nuit et encore dans le double plan des fanaux à certains mâts ou des fusées correspondantes qui signifient alors des unités des dizaines ou des centaines ; il désigne ainsi non seulement les aires de vent, les degrés et minutes, les brasses etc. comme nous l'avons dit des signaux de jour, mais encore il se sert des signaux numéraires de nuit, soit pour faire reconnoître ou signaler chaque vaisseau de la ligne en affectant à chacun le nombre qui répond au rang que chaque capitaine occupe dans la ligne soit pour désigner un nombre de vaisseaux, ou vaisseau auquel on veut parler suivant que le signal d'avertissement, indique que le général va se servir des signaux numéraires, et celui de ces différens usages auquel les signaux numéraires seront employés.

Ils donnent enfin, comme pour le jour, le double moyen d'exprimer généralement tous les signaux en indiquant l'article du livre qu'on veut faire exécuter, et avec moins de feux ou de fusées que par les signaux ordinaires.

M. de Morogues étend même l'usage des signaux numéraires jusques dans le tems de brume par le canon, et toûjours après avoir donné les autres signaux généraux pour le même tems ; qui consistent en coups de canon accompagnés principalement de différentes bateries de la caisse, affectée à chaque mouvement, et qui ont lieu tout le tems de l'exécution du mouvement indiqué par le signal.

Nous n'avons encore parlé des coups de canon dans les signaux qu'à l'occasion de ceux de brume ; il y en a de même dans les signaux de jour et de nuit, et M. de Morogues les a employés de manière qu'ils servent à confirmer ou à doubler l'expression des fanaux ou des fusées, ou a exrimer tous seuls les signaux. Il fait encore observer qu'on peut se passer absolument d'en tirer, si, étant au voisinage de l'ennemi, on avoit lieu de craindre que le bruit ne découvrît la marche de l'armée ou dans telle autre circonstance.

M. de Morogues établit, de plus, divers intervalles de tems, à observer, en tirant les coups de canon, et au moyen de leurs combinaisons, il a extrêmement généralisé cette espèce de signal pour les occasions de jour, de nuit ou de brume, où il peut être avantageux de s'en servir.

Quant à la forme de cette partie de l'ouvrage, M. de Morogues explique dans chaque article, la manière d'exécuter la signal, conséquemment à l'énoncé. Cette explication pour les signaux qui sont relatifs au bon ordre et à la poclice d'une armée ou escadre, est instructive sur les fonctions des capitaines et autres officiers, conformément aux ordonnances et aux usages reçus ; et pour les signaux de manœuvre et de mouvement, M. de Morogues rappelle les règles dans tous le détail nécessaire, c'est à la vérité une répétition en termes différens de ce qui est déjà dit dans la première partie : mais cette répétition des règles, est toûjours bien avantageuse ; l'application en devient plus aisée.

Il fixe ainsi pour chaque colonne ou pour chaque vaisseau, la manière dont ils doivent manœuvrer dans tous les mouvemens généraux ou particuliers ; ce qui assûre l'ordre et l'uniformité si essentiels au succès d'une évolution.

Chaque article est enfin terminé par un renvoi aux quatres tables des signaux qui sont à la fin du livre pour y trouver la place et la couleur des pavillons, la place et le nombre des fanaux ou des fusées etc. M. de Morogues fait voir plusieurs avantages dans cette séparation qu'il a faite de cette partie des signaux d'avec leur explication, et entr'autres celui de pouvoir aisément changer les significations de tous les signaux, après chaque campagne, et même toutes les fois que le général voudra dans une même campagne, et cela seulement en reculant ou en avançant dans ces tables les numeros où ils sont écrits.

La première de ces tables est celle des signaux de jour, par pavillons et flames ; on y trouve la signification de chaque signal, relativement à sa place dans la mâture et au numéro des couleurs.

La seconde comprend tous les signaux de canon pour le jour, la nuit et le tems de brume ; outre le nombre des coups pour chaque signal, on y voit marqués distinctement les divers intervalles de tems à observer d'un coup à l'autre.

La troisième est la table des signaux de nuit, où sont, pour chaque signal, le nombre et la place des fanaux ou le nombre et l'espèce de fusées.

La quatrième contient les signaux pour le tems de brume ; on y trouve, par conséquent, ceux faits avec des cloches, fusils et avec les diverses batteries de la caisse ; et comme les signaux de brume sont essentiellement composés de coups de canon, cette table renvoye presque de chaque article à celle des signaux de canon.

Toutes ces tables renvoyent toûjours aux articles du livre des signaux pour l'explication des ordres ou des mouvemens, comme le livre des signaux renvoye aux articles de ces tables.

Enfin l'ouvrage est accompagné d'une table générale des matières contenuës dans les deux parties, et relative aux articles du livre des évolutions à celui des signaux, et aux figures : elle est fort utile et même nécessaire pour trouver promptement l'évolution et surtout le signal dont on a besoin.

Telle est l'idée que nous avons prise de l'ouvrage de M. de Morogues dont l'Academie nous avoit confié l'examen ; nous le croyons digne de son suffrage et de l'impression (PV 1763, ff. 70r-77r).

Gallica

Clairaut est parallèlement censeur de l'ouvrage (cf. 4 mars 1762 (1), 26 février 1763 (1)).

L'ouvrage imprimé est présenté à l'Académie le 25 juin (PV 1763, f. 252v).

Le rapport y a été reproduit (Bigot de Morogues 63, pp. V-x).

Abréviation
  • PV : Procès-Verbaux, Archives de l'Académie des sciences, Paris.
Référence
Courcelle (Olivier), « 9 mars 1763 (1) : Clairaut rapporteur », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n9mars1763po1pf.html [Notice publiée le 14 janvier 2013].