Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


[6 mars 1737] : Piron écrit à Clairaut :
Lettre à M. Clairaut lors de son voyage au Nord.

Je l'avoue, mon cher Monsieur, c'est fort mal fait à moi, d'avoir tant tardé à vous tenir la promesse que je vous avais faite de vous écrire. J'ai pêché ; et me confesse d'avoir, non seulement manqué à l'amitié, mais même à l'humanité : car encore, qu'un Poète n'ait pas grand chose à dire à un Géomètre, les riens de son ressort, auraient toujours été quelque chose, pour d'honnêtes et pauvre chrétiens

Relancés comme vous, sous un ciel ennemi,
Où le Soleil n'échauffe et ne luit qu'à demi ;
Tombeau de la nature, effroyables rivages [Vers de la tragédie de Gustave NDE]
Que l'Ours dispute encore à des hommes sauvages.

On est sobre, malgré qu'on en ait, en temps de famine ; et M. de Maupertuis même, quelque délicat que soit son bel esprit, aurait passé, peut-être avec plaisir sa grosse faim, sur les balivernes que je vous aurais mandées. Mais depuis un an, tous les jours, je ne sais pourquoi ni comment, je remets à demain. Les jours se sont poussés, les uns les autres ; et de demain, en demain, celui-ci est arrivé tout doucement : ainsi, peu s'en serait fallu, si je n'y eusse pris garde, que tout doucement, vous n'eussiez passé et repassé les mers, tout doucement toisé, et retoisé les extrémités du ciel et de la Terre, et tout doucement appris, ce que toute la savante antiquité ignora, sans que j'eusse su vous amuser de quelques jolies inutilités. Que faisais-je donc de si important pour moi, ou pour les autres, qui m'empêchât d'exercer cette œuvre de miséricorde, pendant que vous vous occupiez si tristement, et si utilement pour votre gloire, pour celle de la Nation, et pour l'instruction générale de l'Univers ? Ce que je faisais ? Je ne faisais rien, ou pour parler plus juste, je faisais des riens, et peut-être moins que des riens. Je faisais un comédie [La Métromanie NDE], et la faisais encore si mal, qu'elle n'a pu parvenir à l'honneur d'être, du moins, sifflée du public, faute d'avoir pu obtenir ce petite satisfaction de Messieurs les comédiens, qui, tout d'une voix, viennent de la refuser.

En quel désert éloigné,
Et sous quel antre sauvage,
Caché un infortuné,
Tout d'une voix condamné
Par un tel aréopage ?
Exilé du sacré valon,
Et déchu pour jamais des honneurs du Parnasse,
Indigne d'approcher des enfants d'Apollon,
Et de me présenter même aux yeux du Lapon,
Où me cacher dans ma disgrâce ?
Ô mers, profondes mers, dont le fier Aquilon
A pétrifié la surface !
Gouffre, où naquit Borée, engloutissez Piron,
Et le cachez sous votre glace !
Tandis qu'ainsi que des Héros,
Revenus de dessous la dernière des zones
Les Maupertuis et les Clairauts
Recevront ici des couronnes.

Cependant, comme on est toujours de bonne composition avec soi-même, j'ose vous dire que je ne m'accuse d'autre tort, que d'avoir voulu trop éviter le froid et le plagiat. Il en a résulté que j'ai tourné toutes mes facultés du côté de l'invention. Le neuf a désorienté une judicature, qui n'est guère éclairée que de la jurisprudence des arrêts du Parterre : et quand le cas est nouveau, adieu la boussole. Comment opiner ? L'exclusion est de droit chez de tels juges. J'ai beau m'en trouver mal ici ; je courrai le même risque, tant que je composerai. J'ai tort ou j'ai raison ; et prenons que j'aie raison : ce sera quelques milliers de vers qu'il pourra m'en coûter : mais pour mes milliers de vers, j'aurai le droit de pester. Si Nosseigneurs les bateleurs m'en eussent voulu croire, nous aurions risqué une première audience au grand tribunal : mais le soin d'un écu, plus circonspect parmi ces sages, que ne l'est notre petit amour propre chez nous, en a autrement ordonné. La politique de leur gouvernement préférera toujours au vol de l'imagination, le pas grave et pesant de ces communes judiciaires [La Chaussée et tant d'autres NDE], de ces maigres pédants, qui ne hasardent rien au-dessus de leur petite portée et de celle du vulgaire, qui influe sur la recette, et dont toutes les honnêtes et froides productions, ne respirent que la douceur des mœurs, et font crever d'ennui les bonnes gens qui avaient donné leur argent pour s'amuser, plus que pour s'édifier. Le beau, c'est que du creux de ce mortel ennui, c'est à qui se fera gloire de claquer des mains en enrageant. Il s'agit d'honneur, de vertu et d'humanité : que l'auteur en ait, ou n'en ait pas plus que l'auditeur, celui-ci se fera-t-il faute de l'applaudissement, non plus que l'autre de l'étalage ? Oh que non ! les libertins du plus bas aloi clabaudent leur approbation, comme un certificat de mœurs et de goût. Des sots de leur trempe les écoutent, les croient, et courent applaudir comme eux, par l'hypocrisie, où, du temps de Molière, on allait applaudir que par plaisir. J'aime à battre un peu la campagne, avec les génies vastes : mais ne la voilà que trop battue : revenons. La mauvaise humeur me fascine peut-être la vue, ou peut-être ai-je dit la triste vérité, car en effet :

Ce goût, du bon goût assassin,
Ce goût qui, sur la Scène, est maintenant en vogue,
Transfigure Thalie, en pesant Pédagogue,
Et Melpomène en Capucin.
La belle humeur de chez l'une est bannie ;
De chez l'autre la dignité :
Sentences, lieux communs, portraits en quantité,
Tout rabattu, rien d'inventé,
Toujours la même litanie.
À cette froide et maudite manie,
Glaciale monotonie,
Dont le théâtre est infecté,
Je pense qu'avec vous, Phébus a transplanté
Le Mont Parnasse en Laponie.

Attendons donc que votre retour nous ramène les Muses, pour nous en rapprocher. C'est une impatience que partage avec moi toute la Nation, sans en excepter le Prince.

Peut-il se trop intéresser
À la fin d'un fameux voyage,
Entrepris en son nom, pour le faire passer,
Et l'éterniser d'âge en âge ?
De votre succès important,
L'Empereur sera moins content,
Quand au bout de l'an qui s'écoule,
Se voulant couronner à neuf,
Il faudra qu'au lieu d'une boule,
Il prenne pour cimier un œuf.

Et encore un œuf aplati. Il n'y a que M. et Madame Clairaut qui se soucient, on ne peut moins, que la terre soit ovale, ou ronde. Ils ne se sentent aucune entraille pour cette grand-mère. Tout ce qu'ils en ont ne se remue, que pour leur cher fils, qui est allé au bout du monde, pour le plaisir du Roi : et à quel bout du monde ? Encore si c'était à celui, où est allé M. de La Condamine ? Il y fait bon et chaud : mais au cercle polaire, où l'on grelotte, même en y pensant. Aussi leurs deux cœurs sont, à proprement parler, deux vraies aiguilles aimantées, continuellement dirigées de votre côté. Je crois bien que le tracas domestique, joint au tourbillon des petites lubies maternelles, font quelque fois Nord-Ester, ou Nord-Ouester Madame Clairaut : mais pour Monsieur votre père, son aiguille ne décline pas d'un point.

Et l'Ourse moyennant cela,
Dès que vous eûtes fait une première lieue
Du côté, d'où nous est venu Monsieur Gedda [Ambassadeur de Suède NDE]
L'Ourse, dis-je, dès ce temps là,
Occupait trop le cœur de votre bon papa,
Pour n'être pas pendu nuit et jour à sa queue.

Ce n'est pas que l'on est tout tenté, pour lui faire diversion. Hier encore, jour du mardi-gras, votre bonne mère fit de lui sa poupée de toilette : elle l'habilla en belle dame. Elle l'emprisonna, de la ceinture en bas, dans un vaste panier, qui faisait de ces deux pieds, le centre d'un grand cercle : elle lui mit sa plus belle robe sur ses épaules, et couronna de dentelles, et de rubans, une tête hérissée comme la vôtre, des principes d'Euclide et d'Archimède. Somme totale, elle fit de la figure entière du savant géomètre, une espèce de cône ambulant, qui monta chez moi. Certaine teinte de mélancolie, qui tenait bon contre un si burlesque appareil, achevait de peindre le philosophe, un peu suranné, en une prude parfaite : et moins sa personne se prêtait à cette mascarade forcée, plus le masque se complétait. Après que j'en eu ris ce qu'il fallait, cette perfection me donna la confiance, et l'envie d'en faire part au public. Je le menai, en beau et plein midi, à visage découvert, aux Tuileries, pour y prendre ensemble du café, sur la terrasse, au conspect public. Nous y en primes, et nous revînmes chez nous, sans que sa barbe de trois jours, ni sa mauvaise contenance, assez gauche, nous eussent attiré le moindre cri des polissons, ni l'attention des passants ; encore que, nous en rencontrâmes plus d'un, qui m'arrêta, et qui le connaissait. S'il joua bien son rôle, surtout aux Tuileries, ce ne fut pas sans avoir bien des distractions, capables de tout gâter ; si je n'eusse eu le soin continuel de lui dire à l'oreille : Memento homo quia mulier es. Car buvant son café, en plein air, assis à un guéridon, il s'avisa de rêver, et de calculer, à part lui, de pas en pas, l'espace qu'il y a de Tornéo, où vous êtes, chez la la Croix où nous étions. Pendant l'opération, pour me donner le change, il poussa le jeu de l'éventail, qu'il tenait, jusqu'à déchirer tout le papier ; casser tous les petits bâtons, et ne laisser entiers, que les deux montants, arrêtés, en bas, par les deux boutons : de sorte que, de fracture, en fracture, à la fin, l'éventail avait pris dans sa main, la forme d'un compas. Telle, jadis à la Cour de Lycomède, les quenouilles devenaient des piques, entre les mains d'Achille. Madame Clairaut, dont les nippes n'avaient que faire aux spéculations de la géométrie, m'a fort grondé de l'avoir laissé faire, comme si les poètes n'avaient pas aussi leurs distractions : voyez à quelles absences expose la vôtre.

Repassez donc au plus tôt l'onde,
Et vite, revenez-vous-en,
Fils de la meilleure Maman,
Et du meilleur Papa du monde.
Revenez des Lapons grognant le baragouin,
Au foyer paternel reprendre votre coin,
Pour y jouir, pendant le cours de votre vie,
Du privilège heureux que tout menteur envie
À quiconque vient de loin (Piron 76, vol. 7, pp. 500-509).

Clairaut répondra à Piron le (17) 6 mai 1737.

Piron sera fâché contre la famille Clairaut le 20 [juillet 1738].

Comme Clairaut, Piron fera partie de la Société du Bout-du-Banc (cf. 14 mars 1745 (1) et 12 avril 1745 (1)).
Abréviation
  • NDE : Note de l'éditeur.
Référence
  • Piron (Alexis), Œuvres complettes d'Alexis Piron, 7 vol., Paris, 1776 [(17) 6 mai 1737].
Courcelle (Olivier), « [6 mars 1737] : Piron écrit à Clairaut », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/nco6mars1737cf.html [Notice publiée le 25 novembre 2008].