Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


3 août 1759 (1) : [Jean-Baptiste] Le Roy (Paris) écrit au comte de Tressan :
Seconde lettre de M. Le Roy, de l'Académie des sciences, à M. le comte de Tressan.

La lettre que j'ai eu l'honneur de vous écrire [cf. 7 avril 1759 (1)], Monsieur, ne méritait pas une réponse si flatteuse. C'était le langage d'un homme ami de la vérité, qui rend justice à son confrère, et qui gémit de voir ses semblables si empressés à ravir la gloire de ceux qui cherchent à les éclairer. On attend une comète avec d'autant plus d'impatience que, selon quelques annonces et l'attente de plusieurs astronomes, elle aurait déjà dû reparaître. Les savants sont incertains, et ne savent que penser de son retour ; les gens frivoles, toujours prêts à mépriser ce qu'ils n'entendent pas, triomphent déjà. M. Clairaut entreprend d'examiner à quoi l'on doit s'en tenir sur ce retour, et de faire cesser les doutes des uns et les déclamations des autres ; il renonce à tout pour se livrer à ce travail. Il y passe un temps considérable. À peine le succès a-t-il couronné son entreprise, et la comète a-t-elle par son retour justifié ses calculs que, mille gens, loin d'applaudir à ses efforts, ne cherchent qu'à en diminuer le mérite. Rien ne les arrête ; et, en annonçant au public ce grand évènement astronomique, au lieu de lui rendre justice, ils affectent de ne citer que M. Halley [cf. [c. 7] avril 1759 (1), [c. 10 mai] 1759]. Ils aiment mieux donner tout à un étranger que de le laisser jouir tranquillement de la gloire qu'il s'est acquise. À leur langage, aux efforts qu'ils font pour le priver de cette gloire, on les prendrait pour des Anglais animés d'un amour de la patrie outré ou mal entendu [penser à la guerre de sept ans]. Cependant ce sont ses propres compatriotes ; je pourrais même dire plus ; mais je ne me reprocherai point d'avoir tiré de l'oubli des choses faites pour y être ensevelies.

Cependant, Monsieur, ne pensez-vous pas comme moi, qu'on devrait bannir des journaux tout écrit anonyme, dès qu'il a l'air de la critique [cf. [c. mai] 1759 (2) [c. 15 juillet] 1759]. Qu'un homme, par modestie, dans une autre occasion cache son nom, il en est le maître. Mais dès qu'il attaque quelqu'un, dès qu'il veut lui porter des coups, il ne doit plus se cacher ; il doit se montrer à découvert. C'est ainsi qu'à la mer il faut, aussitôt qu'on veut agir hostilement, arborer le pavillon de sa nation, afin que l'on sache avec qui on se bat ; sans cela, on est traité comme pirate. Mais je ne m'aperçois pas que je m'éloigne de mon objet. Pardonnez, Monsieur, cet écart aux sentiments qu'excitent en moi les manèges et les petits moyens que je vois employer pour ravir à mon illustre ami le tribut de louanges et d'estime dues à son travail. Vous connaîtrez mieux combien ces sentiments sont fondés, lorsque je vous aurai donné les éclaircissements que vous me demandez, pour mieux juger de ce qu'ils ont fait, lui et M. Halley, sur la comète.
[…]
Que penserez-vous, Monsieur, actuellement des intentions et des connaissances de ces gens qui ont prétendu que cette remarque de M. Halley sur la proximité où Jupiter s'était trouvé de la comète en 1681, formait la base du travail de M. Clairaut ? Elle n'était propre qu'à l'égarer. En effet, il devait naturellement en conclure que son retour serait plus long de quatre ou cinq ans dans les périodes précédentes, puisque cette proximité était quatre ou cinq fois plus grande que dans les deux dernières révolutions, où cependant elle avait suffit pour produire entre elles une différence de près de quinze mois. Mais c'est assez insister sur une pareille supposition. Il faut vous faire voir combien M. Halley fut loin d'examiner la question dans toute sa généralité.
[…]
Ses plus zélés partisans [de Halley], non seulement ne citaient pas son annonce vague de la fin de 1758 ou du commencement de 1759 pour le périhélie ; ils ne la citaient même pas en général pour le temps où on devait la revoir. La preuve en est que les astronomes la cherchaient avec assiduité dès 1757. Et je me souviens que dans l'été de 1758 plusieurs savants étaient encore si incertains sur le temps de son retour, que, lorsqu'on leur dit qu'on la voyait, ils n'eurent pas de peine à le croire, et parurent fort charmés de cette arrivée trop prompte pour M. Clairaut, ses calculs n'étant pas encore achevés.

Tel est, Monsieur, l'exposé fidèle de ce qu'a fait M. Halley pour prédire le retour de la comète. Cependant c'est là ce qu'on exalte avec tant de complaisance, pour faire perdre aux travaux de mon ami leur mérite aux yeux du public. On va jusqu'à faire dire à un journaliste, en parlant des tentatives de ce savant anglais pour résoudre ce problème, qu'il avoue ne l'avoir pas résolu en rigueur ; il ne s'exprima jamais ainsi. […]

Mais [la gloire de Halley] ne peut nuire à celle de M. Clairaut Vous en serez encore plus convaincu par le détail suivant.

Vous savez, Monsieur, qu'en 1747 lui, MM. D'Alembert et Euler résolurent le problème des trois corps, non pas rigoureusement, comme celui qui n'embrasse que deux corps, mais par une méthode d'approximation. Quoique ces solutions approchées n'aient pas tous les avantages qu'on désirerait, elles sont cependant infiniment supérieures aux considérations vagues, et non soumises au calcul, dont on s'était contenté jusqu'alors. Les solutions dont il est ici question, mesurent très bien les inégalités cherchées, pourvu qu'on prenne le temps de faire tous les calculs qu'elles indiquent. Si on a fait depuis peu du problème des trois corps l'objet d'un prix, ce n'est pas qu'on n'applaudisse beaucoup aux travaux que l'on a déjà sur le même sujet ; mais c'est qu'on espère que les calculs seront plus faciles après une solution rigoureuse, et qu'en général il y aura toujours à gagner à approfondir une matière si importante.

Quoi qu'il en soit, les solutions dont je viens de vous parler, qui avaient suffit dans la théorie de la Lune, du Soleil, de Saturne, devaient être considérablement perfectionnées pour être appliquées d'une manière satisfaisante à la théorie des comètes. Et c'est le comble de l'injustice d'avoir voulu persuader au public que M. Clairaut n'avait eu d'autre mérite que de vaincre les dégoûts que l'exécution de ces méthodes entraînent ; car, quoique sa solution eût par-dessus les deux autres, au moins dans l'état où elles ont été données, l'avantage singulier de pouvoir être remise entre les mains de simples arithméticiens, pourvu qu'ils fussent conduits par des géomètres médiocres, de ceux même dont le mérite est de suivre les méthodes des autres et la prétention de les juger, M. Clairaut, comme tout géomètre inventeur, n'a pas pu s'en tenir là. Il a voulu rendre sa méthode aussi commode et aussi sûre qu'il le pouvait, pour le cas à traiter. Et je puis dire, comme le public le verra, que, par ce moyen, il a enrichi la théorie des perturbations des planètes, d'un grand nombre de recherches nouvelles, qui la rende beaucoup plus complète qu'elle ne l'avait été jusqu'ici.

Mais il faut repousser un reproche plus grave du journaliste dont je vous ai déjà parlé. Je vous mandais dans ma lettre que M. Clairaut ne s'était trompé que d'un mois dans sa prédiction, et comme, pour estimer cette différence, il faut incontestablement la comparer avec toute la révolution de la comète, je vous marquais qu'elle n'était qu'un 900e de la révolution entière. On prétend que ce n'est point là la façon de l'estimer, et que son calcul n'ayant pour objet que les perturbations causées par la planète Jupiter, et que ces perturbations n'allongeant la période que d'un an ou à peu près, on ne devait comparer cette différence qu'à cet espace de temps ; ainsi au lieu d'un 900e, M. Clairaut se serait trompé d'un 12e Vos allez juger de la solidité de cette objection.
[…]
En parlant de la quantité dont la prédiction de M. Clairaut s'est écartée de l'observation, on ne manque pas encore de traiter cela d'erreur dans ses calculs. Mais n'est-ce pas en parler d'une manière un peu légère, et ne devrait-on pas attendre au moins qu'il les aient publiés ? Peut-on se dissimuler que, sans se tromper dans ses calculs, cette différence de son annonce avec les observations peut résulter ou de la mauvaise détermination astronomique des éléments de la comète dans ses dernières apparitions, peut-être de l'action d'autres comètes, ou enfin de la résistance du milieu dans lequel elles se meuvent, qui, tout insensible qu'elle soit, peut fort bien se faire apercevoir dans le cas des comètes. […] Ce qui augmente encore le poids de cette conjecture, c'est que, dans les différentes révolutions que M. Clairaut a calculées, sa théorie lui a toujours donné la période un peu plus longue que l'observation.

Non content de ce que je viens de vous rapporter, on a prétendu que cette différence de son annonce avec les observations avait empêché les astronomes d'apercevoir la comète aussitôt qu'ils l'auraient pu, parce qu'ils la cherchaient à quarante degrés du lieu où elle était. Mais quel est celui d'entre eux qui ne sache pas avec quelle rapidité les comètes se meuvent vers leur périhélie, et par là qu'une erreur de quelques jours sur le temps où la comète doit y arriver, suffit pour donner des éphémérides monstrueuses sur son mouvement. Devait-on ne chercher la comète que dans les lieux qui résultaient de la fixation du périhélie au 15 avril, lorsque M. Clairaut annonçait lui-même qu'il pouvait avoir lieu dans un mois devant où après. MM. Pingré et de Lalande, qui étaient partis de ces limites, n'avaient-ils pas pris la peine de calculer les lieux du ciel où l'on devait la chercher, en supposant que le périhélie fut en mars ou mai ?

Mais je ne finirais pas si tôt, si je vous rapportais tout ce qu'on a dit pour lui enlever la satisfaction qu'il doit avoir de son travail. Je terminerai ceci par une réflexion que nous avons souvent fait ensemble ; c'est que si l‘amour des sciences n'était pas une véritable passion, il serait impossible que les savants fissent tant d'efforts pour faire des découvertes et reculer les limites des sciences. Comment pourraient-ils résister sans cela à tous les dégoûts que les cabales, les petites haines et l'envie cherchent à leur donner ? C'est une triste réflexion ; mais elle n'est que trop vraie. Parmi les découvertes et les connaissances qui font aujourd'hui la gloire de l'esprit humain, on en citerait peu qui ne fussent marquées par la persécution que l'ignorance et l'envie ont excitée contre les grands hommes à qui nous les devons.

J'ai l'honneur d'être, etc., Le Roy.

Ce 3 août 1759 (Année Littéraire, 1759, vol. 5, pp. 27-47).
Clairaut répondra aux critiques de son côté dans C. 49 (cf. 11 août 1759 (1)).
Abréviation
  • C. 49 : Clairaut (Alexis-Claude), Réponse de M. Clairaut à quelques pièces la plupart anonymes dans lesquelles on a attaqué le mémoire sur la comète de 1682 lu à l'assemblée publique de l'Académie des sciences du 14 [sic] novembre 1758, Paris, impr. M. Lambert, 1759, 22 p [11 août 1759 (1)] [29 juillet 1739 (2)] [6 décembre 1750 (1)] [Plus].
Courcelle (Olivier), « 3 août 1759 (1) : [Jean-Baptiste] Le Roy (Paris) écrit au comte de Tressan », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n3aout1759po1pf.html [Notice publiée le 20 juillet 2007].