Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


3 mai 1736 (3) : [Un parent du grand-bailli Faulconnier] (Dunkerque) écrit à [un ami] :
À Dunkerque, le 3 mai 1736.

Monsieur et ami, vous m'avez mandé par le dernier ordinaire que vous aviez ouï-dire que les académiciens envoyés au Nord pour mesurer le degré le plus septentrional du méridien qu'il leur fût possible, devaient s'embarquer à Dunkerque, et que vous désiriez beaucoup savoir de moi quelques particularités de leur séjour et de leur départ d'ici. Votre passion pour les sciences, qui vous a toujours fait prendre un si vif intérêt à tout ce qui touche leurs progrès, motive mieux sans doute votre demande que mon aptitude à y satisfaire ; je tâcherai du moins de suppléer à mon insuffisance par de la bonne volonté.

Ce n'est pas à vous, monsieur et ami, que j'ai besoin de retracer la cause de l'expédition projetée. M. Newton, vous savez, a démontré que la Terre est aplatie vers les pôles ; les degrés mesurés en France par M. Cassini semblent prouver, au contraire, un allongement sensible. Pour résoudre une question qui agite si fort le monde savant, et divise même l'Académie des sciences, il faut mesurer deux degrés du méridien de la latitude la plus différente, parce que s'il y a croissance ou décroissance vers les régions populaires [polaires !], la différence entre ces degrés en ressortira plus grande et plus saisissable, et prouvera mieux l'extension ou la dépression des pôles. M. de La Condamine est parti l'année dernière avec d'illustres collègues vers l'équateur pour faire des expériences au sommet des Cordillères. MM de Maupertuis, Camus, Clairaut et Lemonnier, auxquels sont adjoints M.Celsins, de Suède, et M. l'abbé Outhier, devaient se rendre cette année-ci par Dunkerque au golfe de Bothnie, afin de s'y livrer aux opérations dont ils sont chargés de leur côté.

Ces messieurs étaient à Dunkerque vers la fin d'avril. M. Celsius, le fameux astronome d'Upsal, déjà connu par les voyages que lui a fait exécuter le roi de Suède, et que notre Cour a commis pour accompagner les savants de France, est venu le 30 les rejoindre, apportant de Londres des instruments qu'il avait promis d'y faire construire. Nous avions de compte fait dans nos murs six grands mathématiciens, chargés de remplir une mission importante, objet de l'attention générale et de toutes les conversations, à cause de l'influence qu'elle doit exercer par ses résultats sur l'astronomie et sur la navigation, et ces mathématiciens, c'est l'envie d'être utiles qui les remplit du courage nécessaire pour terminer la plus difficile entreprise, et les soutient par l'espoir du succès si le succès peut être promis à la plus noble ardeur.

Le magistrat n'est pas resté étranger à la sensation universellement causée par cet événement, et M. le grand-bailli a offert à ces messieurs toutes les facilités et les services qui étaient en son pouvoir. Il les a invités à dîner chez lui avant-hier mardi premier mai, veille de leur départ. Ils tâchaient de s'en excuser en alléguant les occupations nombreuses que leur donnaient les derniers préparatifs ; mais il a vaincu leur résistance avec ces manières pressantes et polies que vous lui connaissez, et ce digne parent m'ayant fait l'honneur de m'engager à profiter de cette occasion pour les voir et les entendre, je me suis trouvé avant-hier à midi dans son salon où ils étaient déjà réunis.

Je n'oublierai jamais M. de Maupertuis, le chef et l'auteur de l'entreprise. Perruque tantôt à droite, tantôt à gauche, et toujours de travers ; tête et regards continuellement agités ; œil rond et petit ; nez écrasé ; air inquiet, distrait, précipité, tout cela constituait bien le savant le plus singulier, le plus vif qu'il y eût, je crois, au monde. Il est membre de l'Académie des sciences de Paris et de la Société royale de Londres. On dit qu'il ira loin, mais que ce ne sera pas d'une marche paisible, ni pour son bonheur. M. Camus est aussi membre de l'Académie des sciences, à peu près de l'âge de M. de Maupertuis, c'est-à-dire qu'il a de 36 à 38 ans. M. l'abbé Outhier est fort recommandable, à ce qu'il paraît, par ses connaissances astronomiques ; il est chargé de rédiger la relation du voyage. M. Celsius leur sera à tous d'une grande assistance, étant du pays dont ils doivent atteindre la partie nord. MM. Clairaut et Lemonnier, le croiriez vous sont de tout jeunes gens dont l'un n'a guère plus de vingt ans, mais des jeunes gens de la trempe de feu M. Pascal. Ils ont déjà mis au jour des ouvrages qui feraient honneur à des vieillards et leur extrême jeunesse retarde seule leur admission à l'Académie qui, en attendant, les associe à ses travaux. L'expédition roule en bonne partie sur eux. Il y avait encore chez M. le grand-bailli, M. de Sommereux, secrétaire, et M. d'Herbelot, dessinateur de l'expédition, en outre quelques honnêtes gens de notre ville.

Le dîner a été amusant, mais trop court. M. de Maupertuis a eu beaucoup d'esprit ; mais on ne saurait le lui envier. Il paraît trop malheureux quand il ne voit point ses saillies appréciées, ni l'auteur écouté avec la déférence due, dans son opinion, à son génie supérieur ; c'est payer cher l'avantage d'en avoir. Mon digne parent a fait tomber successivement l'entretien sur les sujets qui devaient plaire à ses savants convives. Il a rappelé à M. de Maupertuis ses liaisons avec les frères Bernoulli ; il a félicité M. Lemonnier sur la publication déjà ancienne de ses Observations sur Saturne, et sur la publication récente de sa Nouvelle figure de la lune avec la description de ses tâches. Il a fourni avec adresse à M. Clairaut l'occasion de parler des comètes. Pour celui-ci, il est aussi doux que mesuré ; il s'exprime avec grâce, et ne prend la parole qu'à propos. Rien d'étourdi, rien de léger dans cette tête forte mais calme, et s'il n'y eût été provoqué par les objections un peu tracassières de M. de Maupertuis, il n'aurait pas sans doute soutenu avec quelque vivacité, quoique sans impatience, ce qu'il espérait, disait-il, prouver un jour par des calculs, que les comètes, nonobstant les opinions reçues, sont aussi anciennes que le monde, soumises, comme les autres corps célestes, à des lois universelles, et que, par exemple, d'après ses supputations, il en reparaîtra en 1759 une qui se montrera de nouveau 75 ou 76 ans plus tard, c'est à savoir : en 1834 on eu 1835 ; ce qui nous a fort étonnés.

Une personne assez considérable de notre réunion, touchée probablement de l'âge tendre de MM. Lemonnier et Clairaut, hasarda quelques remarques sur les fatigues et les dangers de cette lointaine excursion ; mais M. Lemonnier, qui semble avoir une âme de feu et un goût exclusif pour les sciences, l'interrompit en s'écriant que nul de ses associés ne se dissimulait les obstacles qui traverseraient leur mission, les privations qu'ils auraient à endurer, la lutte à soutenir avec le climat, avec la nature, avec les êtres animés ou inanimés. « Je sais, continua-t-il, que M. le comte de Castéja, ambassadeur de France à Stockholm, se propose de nous présenter au roi de Suède, et que ce prince parle de nos projets de manière à prévoir qu'il essaiera de nous en dissuader. Nul de nous ne se fait illusion. Nous croyons pouvoir opérer sur les bords du golfe de Bothnie, et peut-être nous faudra-t-il nous enfoncer dans l'intérieur de la contrée, dépasser le cercle polaire, combattre ces terribles mouches de Laponie, qui, dit-on, tirent le sang à chaque coup qu'elles donnent, et feraient périr un homme sous leur nombre des oiseaux de proie, qui enlèvent, comme les harpies d'Énée, les mets des voyageurs ; franchir des cataractes ; dénuder à coups de haches les sommets boisés des montagnes ; braver un froid assez meurtrier pour faire perdre un bras ou une jambe aux indigènes, un froid continu de 30 degrés ; mais qu'importe, pourvu que nos expériences réussissent ! La question à résoudre n'est point une de ces vaines recherches de philosophie, qui ne sont bonnes qu'à occuper des oisifs ou des ergoteurs ; l'astronomie et la marine en attendent la solution. Nous la fournirons, Dieu aidant et avec un peu de constance, la course promise. » Il discourait avec tant de chaleur, que chacun admira cette noble résolution dans un cœur aussi jeune. M. de Maupertuis a répandu son vin sur la nappe, de dépit, apparemment, de voir le dé de la conversation tenu trop longtemps à son gré par un autre que lui.

Au dessert nous avons bu au succès de la glorieuse entreprise, à la santé de Louis XV qui en avait ordonné l'exécution, de M. le cardinal de Fleury qui en avait apprécié le but d'utilité publique, et de M. le comte de Maurepas qui avait envoyé à l'Académie les ordres de S. M. pour terminer par des voyages la discussion sur la figure de la Terre. Au moment où ces messieurs se retiraient, M. le grand-bailli leur a dit qu'il regrettait que l'histoire de Dunkerque s'arrêtât vers 1718, et qu'elle fût publiée depuis six ans, et que, sans nul doute, leur présence dans cette ville eût été un événement aussi intéressant et aussi notable à y relater, que le passage des plus grands souverains. M. de Maupertuis a paru agréer le compliment.

Le lendemain même de leur dîner chez M. Faulconnier, le mercredi deuxième jour de mai, les illustres voyageurs se sont embarqués. Je n'ai pas manqué, comme vous le pensez bien, de me trouver à leur départ. Une quantité considérable de curieux était par avance accourue sur le port, et l'on remarquait dans leur nombre beaucoup d'étrangers, tant cette expédition occupe et intéresse tous les hommes qui, à quelques lumières, joignent la faculté d'apprécier un beau dévouement ! MM. de Maupertuis, Camus, Clairaut, Lemonnier, l'abbé Outhier, Celsius et les autres personnes qui en font partie, ont bientôt paru, accompagnés de plusieurs de messieurs du magistrat et d'autres fonctionnaires de tous les ordres. Le vaisseau, petit, mais fort sûr, et muni de toutes sortes de provisions, n'attendait plus qu'eux. Il se nomme le Prudent, est commandé par le capitaine François Bernard, et conduit par le pilote Adam Gueustelick. M. de la Haie d'Anglemont, commissaire de la marine, avait eu soin de le tenir prêt selon l'ordre de la cour. Au moment de la séparation et des derniers adieux, un respectable vieillard est sorti de la foule, a trois fois embrassé le jeune Clairaut, et semblait avoir la plus grande peine à se détacher de lui. On m'a dit que c'était son père, mathématicien très distingué, auteur de mémoires publiés dans les Miscellanea-Berolinensia, à qui le fils doit tant de connaissances, et qui était arrivé la veille pour le voir encore une fois avant qu'il s'éloignât des côtes de France. Enfin le Prudent a démarré et s'est mis au milieu du port. Le plus grand silence régnait sur le quai et sur le vaisseau que les spectateurs n'ont cessé de suivre parallèlement tant que l'a permis le prolongement de la jetée. Arrivé à la passe, le Prudent, tout à coup, a fait entendre le cri de vive le roi ! Chacun y a répondu du rivage, les hommes en agitant leurs chapeaux, des dames leurs mouchoirs ; car il en était venu jusque-là. Le vaisseau s'est insensiblement éloigné, et en deux heures et demie a été hors de vue avec les voyageurs qu'il portait.

Que Dieu bénisse leur entreprise ! Puissent-ils triompher de tous les obstacles, surmonter tous les périls, et revenir sains et saufs en France avec l'immortel honneur d'avoir heureusement accompli leurs opérations (Leroy 37) !

La lettre est ainsi introduite par les éditeurs :
Un de nos lecteurs d'un département voisin nous a dernièrement adressé en communication une lettre écrite, il y a justement un siècle, à un de ses aïeux par un habitant de Dunkerque, et qui venait d'être trouvée parmi de vieux papiers de famille. Il nous laisse la faculté de la publier, et nous profitons d'autant plus volontiers de l'autorisation, que ce document fournit des détails sur un fait bien connu, bien réel, mais dont les circonstances sont aujourd'hui assez généralement effacées de la mémoire ou tout à fait ignorées.

Cette lettre, avec son passage sur la comète trop beau pour être vrai, est manifestement, sinon en totalité du moins en partie, un faux.

Elle a été reprise dans (Pieters 53) (avec mention de la date « 1835 ») et dans (Harrau 05).
Références
  • Harrau (abbé), « Les savants de France (astronomes, géomètres, mathématiciens) à Dunkerque (1736) », Union Faulconnier. Société historique et archéologique de Dunkerque et de la Flandre maritime, fondée le 3 avril 1895. Bulletin, 8 (1905) 531-539 [Télécharger].
  • Leroy (Aimé), Dinaux (Arthur), « Maupertuis à Dunkerque », Archives historiques et littéraires du Nord de la France et du Midi de la Belgique, 1 (1837) 16-25 [Télécharger].
  • Pieters (C.), « Maupertuis à Dunkerque », Œuvres dunkerquoises, 4 vol., Dunkerque, 1853-1859, vol. 1, 1853, pp. 225-237 [Télécharger].
Courcelle (Olivier), « 3 mai 1736 (3) : [Un parent du grand-bailli Faulconnier] (Dunkerque) écrit à [un ami] », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n3mai1736po3pf.html [Notice publiée le 14 mai 2009, mise à jour le 27 avril 2010].