Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


15 novembre 1747 (2) : Compte-rendu dans le Mercure de France :
M. Clairaut lut ensuite un mémoire sur Le système du monde dans les principes de la gravitation universelle [C. 33a].

Personne n'ignore quelle révolution a faite dans la physique le fameux livre des Principes philosophiques de la philosophie naturelle. M. Newton, remontant des faits aux causes, a répandu la lumière des mathématiques sur une science qui avait été jusqu'alors dans les ténèbres des conjectures et des hypothèses.

Il est vrai que s'expliquant souvent trop peu, surtout dans les endroits difficiles, il semble qu'il ait craint de dire trop haut son secret, et de mettre dans l'usage commun les vérités qu'il avait découvertes, comme s'il eût été le mentor de quelque élève de qui il aurait craint les mêmes plaintes qu'Alexandre faisait à Aristote, lorsque ce prince reprochait au philosophe d'avoir publié ses ouvrages, et fait partager à tout le monde des connaissances qu'il eût été jaloux de posséder seul. Cette affectation de M. Newton est d'autant plus sensible, qu'après s'être énoncé à la façon des oracles pour exposer les endroits les plus difficiles de ses Principes, il paraît ensuite se livrer avec complaisance à des détails et des vérités de calcul, sur lesquels les lecteurs ne se ferait aucun scrupule de s'en rapporter à lui.

Il a résulté de là que son livre, très difficile à entendre, ne peut être bien compris que par des gens aussi versés que lui dans la plus sublime géométrie, et qu'il exige d'eux un travail très opiniâtre ; qu'ainsi il y a peu de gens en Europe à portée de le lire et de l'entendre, de là ceux qui ont saisi une partie de ses découvertes, et qui ont trouvé ce qu'ils comprenaient d'accord avec les phénomènes, se sont peu souciés d'approfondir le reste de l'ouvrage, et l'ont adopté sans examen

D'autres, rebutés par la difficulté, n'ont point voulu quitter des erreurs qui leur étaient familières pour des vérités trop difficiles à comprendre, et cherchant à attaquer le nouveau système par la métaphysique, dont on croit toujours être assez pourvu, ils ont fait contre l'attraction des objections qui seraient peut-être solides, si M. Newton ne les eût réfutées d'avance, en avertissant plusieurs fois qu'il n'emploie le terme d'attraction qu'en attendant que l'on en trouve la cause.

Nous ne suivrons pas M. Clairaut dans l'exposition qu'il fait du système de M. Newton. Il en développe les principes de la manière la plus favorable pour leur illustre auteur. Jusqu'à présent la beauté de ce système avait tellement frappé, que séduit par l'accord de ses principales parties avec les phénomènes, on s'en était rapporté à l'auteur sur ce qu'on n'entendait pas. Cependant, quelque degré de confiance que l'on ait dû avoir pour ce grand homme, la confiance, qui ne donne que des probabilités, peut-elle suffire à des mathématiciens, qui par le moyen du calcul ont, pour ainsi dire, la vérité à leurs ordres ? M. Clairaut après avoir examiné longtemps la théorie de M. Newton, sans en tirer la conviction qu'il attendait, s'est déterminé à ne plus rien emprunter de lui ; il a cherché directement la détermination des mouvements célestes d'après la seule supposition de l'attraction mutuelle.

Il fallait pour y parvenir commencer par ce problème. Trois corps étant donnés avec leurs positions, leurs masses et leur vitesse, trouver les courbes qu'ils doivent décrire par leur attraction supposée proportionnelle aux masses et en raison inverse du quarré de la distance.

Bien des géomètres avaient senti que ce n'était qu'en déterminant ces courbes, que l'on pouvait arriver à quelque chose de satisfaisant sur le système du monde, mais personne ne les avait trouvées. M. d'Alemberg [d'Alembert], dont le nom, ainsi que celui de M. Clairaut, est déjà répandu dans toute l'Europe savante, travaillait en même temps que lui à ce problème, et M. Newton avait deux rivaux dignes de lui. L'un et l'autre ont remis leurs solutions à l'Académie le même jour [cf. 14 juin 1747 (1), 14 juin 1747 (2)].

M. Clairaut a tiré de la sienne tous les secours qu'elle offrait, pour juger non seulement des propositions du troisième livre de M. Newton, si difficile à entendre, mais même la réalité de tout le système.

De toutes les inégalités qui affectent le mouvement de la Lune, la plus essentielle à examiner, et celle que M. N[ewton] a traité le plus obscurément, est le mouvement de l'apogée. C'est de ce point qu'on part pour employer celle des corrections du mouvement de la Lune qu'on appelle équation du centre. Cette équation peut aller jusqu'à six ou sept degrés, qu'il faut tantôt ajouter, tantôt retrancher, suivant la position où la Lune est par rapport à l'apogée. Or comme le lieu de l'apogée de la Lune, loin de répondre au même point du ciel, fait une révolution en moins de neuf ans, il faut donc, pour ajouter foi à cette théorie de M. N[ewton], prouver qu'elle conduit à une telle révolution.

Si cette théorie ne donnait point de mouvement à l'apogée, ou qu'elle lui en donnât un assez éloigné du réel, pour ne pouvoir pas en jeter les différences sur les erreurs des observations, elle serait dès lors condamnée sans appel, puisque on se trouverait plus éloigné du vrai, qu'on ne l'était du temps des premiers astronomes, qui supposaient que la Lune se mouvait uniformément dans un cercle autour de la Terre ; car dans cette supposition, on ne pouvait jamais se tromper que de six ou sept degrés, tandis qu'il la faudrait retrancher, ce qui produira une erreur de treize ou quatorze degrés.

M. C[lairaut], sentant combien il était important de déterminer le mouvement de l'apogée, a cherché à le faire par la solution du problème général dont nous avons parlé.

Cette opération était plus difficile que la solution même du problème, parce qu'en déterminant l'orbite d'une planète, on peut négliger sans scrupule de petites quantités qui ne sauraient faire d'erreurs considérables pour une révolution, mais qui peuvent devenir d'une conséquence infinie dans un aussi grand nombre de révolutions qu'il en faut pour connaître le mouvement de l'apogée.

Après un calcul exact et scrupuleux, M. C[lairaut] n'a pas été médiocrement surpris lorsqu'il a trouvé que la théorie de M. N[ewton] rendait le mouvement de l'apogée au moins deux fois plus lent que celui qu'il a par les observations, c'est-à-dire, que la période de l'apogée, telle qu'elle suivrait de l'attraction proportionnelle au quarré des distances, serait d'environ dix-huit ans, au lieu de neuf dont elle est réellement.

M. C[lairaut] nous avoue qu'il fut d'abord tenté d'abandonner l'attraction, et sans doute ceux qui avaient de la peine à l'admettre, soit raison, soit prévention, soit humeur contre le faste avec lequel on l'avait étalée, et la hauteur avec laquelle on avait insulté l'ancien système, feront de cette découverte le sujet d'un grand triomphe, mais il ajoute que, faisant réflexion à la quantité des phénomènes avec laquelle elle s'accorde, il lui parut plus difficile de la rejeter que de l'admettre.

Il l'a donc admise, mais c'est en substituant une autre loi à celle, suivant laquelle M. Newton prétendait que l'attraction agissait. Cette fameuse loi du quarré des distances, qui s'accordait avec les mouvements des planètes principales, était démentie par la Lune, suivant M. C[lairaut], il en propose une autre qui va également à tous les phénomènes célestes, et qui convient même à ceux qui se passent sous nos yeux, tels que la rondeur des gouttes des fluides, l'ascension et la dépression des liqueurs dans les tuyaux capillaires, l'incurvation des rayons de lumière, etc. Il serait trop difficile d'expliquer ici en quoi consiste cette nouvelle loi. Il faudrait l'analyse pour la faire entendre, il suffira de dire que cette loi est telle qu'à des distances considérables, comme celle des planètes principales, elle différera très peu de la loi du quarré des distances, au lieu qu'à de petites distances, comme celle de la Lune à la Terre et de la surface de la Terre au centre, cette nouvelle loi différera très sensiblement de la loi établie par M. N[ewton].

La solution du problème général dont nous avons parlé, n'a pas conduit seulement M. C[lairaut] à la détermination de l'orbite de la Lune, elle lui a donné celle de Saturne, plus difficile à déterminer.

M. N[ewton] avait bien remarqué que cette planète, étant assez voisine de Jupiter, devait éprouver son attraction assez sensiblement pour que sa marche en fut altérée, mais il n'avait point enseigné les moyens de connaître la quantité de l'altération.

Le peu d'accord des mesures du pendule avec la détermination de l'arc du méridien faites par M. C[lairaut] lors de son voyage en Laponie pour déterminer la figure de la Terre, ces observations confirmées par celles que Messieurs Bouguer et de La Condamine avait faites sous l'équateur, avaient déjà donné à M. C[lairaut] quelques doutes sur l'attraction, mais jusqu'à ce qu'il eût trouvé cette théorie victorieuse et appuyée sur le fondement inébranlable du calcul, ses doutes avaient été trop faibles pour détruire le préjugé qui militait pour M. N[ewton].

Au reste M. C[lairaut] ne prétend pas donner une loi d'attraction qui ne puisse souffrir aucune correction, mais on peut avancer hardiment que les changements que pourra souffrir cette loi nouvelle, ne seront jamais de la nature de celui qu'il a fait à la loi de M. N[ewton], et dans l'état actuel des choses, il nous importerait peu de les connaître.

Si c'était par la perfection que les observation auraient acquises depuis M. N[ewton] qu'eût été reconnue l'erreur de sa loi, M. C[lairaut] pourrait craindre d'être à son tour contredit un jour par de nouvelles observations, mais ici c'est le flambeau seul de la géométrie qui lui a ouvert les yeux, c'est un calcul rigoureux que la supposition du géomètre anglais conduisait à une résultat totalement opposé à ce qu'on sait depuis les temps les plus reculés. Ainsi on ne peut appréhender des observations qu'on fera par la suite que des changements aussi peu essentiels par rapport au fond de la loi, que le sont à l'égard des élements astronomiques déterminés dans le siècle passé, les corrections qui ont suivi des observations récentes, quelques minutes ou même quelques secondes sur la position des points principaux.

Si c'est une assez grande gloire pour un géomètre que d'entendre M. N[ewton], quel triomphe ne doit-ce pas être que de le corriger ? Cet événement peut avoir des suites plus considérables, et c'est peut-être ici l'éclair qui annonce un grand orage. Cette découverte met aujourd'hui le nom de M. C[lairaut] à côté de celui de M. N[ewton]. Pourquoi n'espérerions-nous pas que, perfectionnant ses sublimes travaux, il arrivera un jour au-dessus ? Cette théorie de la Lune, secondée des observations des habiles astronomes, peut conduire un jour à la découverte des longitudes, laquelle donnera à son auteur des droits sur la reconnaissance de tous les pays et de tous les hommes. Ce premier succès de M. C[lairaut], ses talents sublimes et reconnus depuis longtemps pour la géométrie, ne lui donnent-ils pas les plus flatteuses espérances de parvenir à ce but, s'il est possible d'y arriver jamais ?

Finissons par une réflexion. Il est dans l'ordre des choses possibles que nous voyions de nos jours briser une idole qu'on a encensée jusqu'ici avec un fanatisme affecté. Les meilleurs géomètres de l'Europe, sans contredit, sont en France [pauvre Euler !] ; leurs talents et leur application donnent lieu d'augurer les plus brillants succès. Mais alors serait-il raisonnable d'insulter aux vaincus et d'outrager la mémoire d'un grand homme, qui en se trompant a donné les moyens de faire voir qu'il s'était trompé ? C'est ce que quelques partisans de l'attraction ont fait à l'égard de Descartes, lequel malgré ses erreurs, mérite et obtiendra dans tous les temps l'estime et le respect des véritables savants. Si le règne de M. N[ewton] allait finir, comme celui de son prédécesseur, exhortons d'avance les disciples des nouveaux maîtres à ne point imiter le mauvais exemple qui a été donné jusqu'ici. Un monarque vaincu et dans les fers mérite encore les respects de ses ennemis. Descartes s'est trouvé dans ce cas vis-à-vis de M. N[ewton], et celui-ci peut s'y trouver un jour, et peut-être incessamment. Le sort des système est aussi peu fiable que celui des armes, avec cette différence qu'un général d'armée qui a été battu, peut le lendemain remporter la victoire, mais il est rare qu'un système détruit reprenne le dessus (Mercure de France, décembre 1747, pp. 76-87).
Cet article est immédiatement suivi d'une poésie intitulée Le triomphe de l'âne, fable nouvelle !
Abréviations
Courcelle (Olivier), « 15 novembre 1747 (2) : Compte-rendu dans le Mercure de France », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n15novembre1747po2pf.html [Notice publiée le 26 mai 2010].