Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


27 août 1759 (1) : Voltaire (Ferney) écrit à Clairaut :
Votre lettre [cf. 16 août 1759 (1)], Monsieur, m'a fait autant de plaisir que votre travail [C. 48, C. 49] m'a inspiré d'estime ; votre guerre avec les géomètres au sujet de la comète me paraît la guerre des Dieux dans l'Olympe, tandis que sur la Terre les chiens se battent contre les chats ; je suis effrayé de l'immensité de votre travail ; je me souviens qu'autrefois, quand je m'appliquais à la théorie de Newton, je ne sortais jamais de l'étude que malade ; les organes de l'application et de l'intelligence ne sont pas si bons chez moi que chez vous. Vous êtes né géomètre, et je n'étais devenu votre disciple que par hasard. Votre dernier travail doit certainement honorer la France ; les Anglais ne peuvent pas avoir tout dit. Newton avait fondé ses lois en partie sur celles de Kepler, et vous avez ajouté à celles de Newton ; c'est une chose bien admirable d'être parvenu à reconnaître les inégalités que l'attraction des grosses planètes opère sur la route des comètes ; ces astres que nos pères les Grecs ne connaissaient qu'en qualité de chevelus selon l'étymologie du nom, et en qualité de méchants, comme nous connaissons Clodion le Chevelu, sont aujourd'hui soumis à votre calcul, aussi bien que les astres du système solaire, mais il faudrait être bien difficile pour exiger qu'on prédît le retour d'une comète à la minute, de même qu'on prédit une éclipse de Soleil ou de Lune. Il faut se contenter de l'à-peu-près dans ces distances immenses, et dans ces complications de causes qui peuvent accélérer ou retarder le retour d'une comète. D'ailleurs, la quantité de la masse de Jupiter et de Saturne, peut-elle être connue avec précision ? Cela me paraît impossible. Il me semble que quand on vous accordera un mois d'échéance pour le retour d'un comète, comme on en accorde pour les lettres de change qui viennent de loin, on ne vous fera pas une grande grâce, mais quand on avouera que vous faites honneur à la France et à l'esprit humain, on ne vous rendra que justice. Plût à Dieu que notre ami Moreau [de] Maupertuis eût cultivé son art comme vous, qu'il eût prédit seulement le retour des comètes au lieu d'exalter son âme pour prédire l'avenir, de disséquer des cervelles de géants pour connaître la nature de l'âme, d'enduire les gens de poix résine pour les guérir de toute espèce de maladie, de persécuter Kœnig, et de mourir entre deux capucins.

Au reste, je suis fâché que vous désigniez par le nom de Newtonien ceux qui ont reconnu la vérité des découvertes de Newton. C'est comme si on appelait les géomètres Euclidiens. La vérité n'a point de nom de parti, l'erreur peut admettre des mots de ralliement ; on dit Janséniste, Moliniste, Quiétiste pour désigner différentes sortes d'aveugles ; les sectes ont des noms, et la vérité est vérité. Dieu bénisse l'imprimeur qui a mis les « altercations » de la comète au lieu d' « altérations » ; il a eu plus raison qu'il ne croyait ; toute vérité produit altercation. Je pourrais bien me plaindre aussi à mon tour, de ceux qui ne m'ont pas rendu justice quand j'ai mis le premier en France les systèmes de Newton au net ; mais j'ai essuyé tant d'injustices d'ailleurs, que celle-là m'a échappé dans la foule. Je suis enfin parvenu à ne plus mesurer que la courbe [que] mes nouveaux semoirs tracent au bout de leurs rayons. Le résultat est un peu de froment, mais quand je me suis tué à Paris pour composer des poèmes épiques, des tragédies et des histoires, je n'ai recueilli que de l'ivraie. La culture des champs est plus douce que celle des lettres, je trouve plus de bon sens dans mes laboureurs et dans mes vignerons, et surtout plus de bonne foi et de vertu, que dans les regrattiers de la littérature, qui m'ont fait renoncer à Paris, et qui m'empêchent de le regretter. Je mets en pratique ce que l'ami des hommes conseille. Je fais du bien dans mes terres aux autres et à moi. Voilà par où il faut finir. J'ai fait naître l'abondance dans le pays le plus agréable à la vue et le plus pauvre que j'aie jamais vu. C'est une belle expérience de physique que de faire croître quatre épis où la nature n'en donnait que deux. L'Académie de Cérès et de Pomone valent bien les autres.

Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
Fortunatus et ille deos qui novit agrestes [Virgile, Géorgiques NDE].

J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments de la plus respectueuse estime, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur Volt[aire].

Au château de Ferney, pays de Gex, par Genève.

Présentez mes respect je vous prie à tous ceux de vos confrères qui voudront bien se souvenir de moi.

[Adresse] À M. Clairaut à Paris, rue du Coq (D 8455).
C'est une réponse à la lettre de Clairaut du 16 août (cf. 16 août 1759 (1)).

Elle sera transmise à Varenne de Fénille (cf. [c. 1 janvier 1766]), publiée dans le Journal encyclopédique, juillet 1766, pp. 119-121, le Mercure de France, juillet 1766, pp. 182-187 (cf. [c. juin] 1766 (2)), puis à nouveau dans le Journal encyclopédique en 1770 avec la précision suivante :
Nous nous attacherons toujours à rassembler dans ce journal, qui doit être le dépôt des sciences et des arts, tout ce qui pourra jeter un jour quelque lumière sur l'histoire littéraire de ce siècle ; ainsi l'on ne doit point être surpris de trouver ici les deux lettres suivantes, que nous empruntons d'une des affiches de province, feuille hebdomadaire dont on fait rarement de recueil, et qui ordinairement ne s'écarte pas du petit cercle dans lequel son utilité est circonscrite. Ces lettres prouvent qu'on a eu très grand tort d'attribuer à feu M. Clairaut les ouvrages philosophiques qui ont fait tant d'honneur à Madame la marquise du Châtelet (Journal encyclopédique, 1 janvier 1770, pp. 131-134).

Elle est rééditée en 1772 avec cette note :
Cette Lettre fut écrite en 1759 à feu M. Clairaut ; elle est la seule de M. de Voltaire qu'on ait trouvée parmi les papiers de ce scavant ; elle mérite d'être conservée et c'est pour en prévenir la perte, que nous l'imprimons (Voltaire 72, p. 19).
Abréviations
Références
Courcelle (Olivier), « 27 août 1759 (1) : Voltaire (Ferney) écrit à Clairaut », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n27aout1759po1pf.html [Notice publiée le 13 juillet 2007, mise à jour le 22 novembre 2012].