Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


[c. juin] 1766 (2) : [Achille-Pierre Dionis du Séjour] écrit aux journaux :
Lettre écrite aux auteurs du Journal encyclopédique, au sujet de quelques erreurs concernant M. Clairaut, qui se trouvent dans un ouvrage de M. Savérien intitulé Histoire des progrès de l'esprit humain dans les sciences exactes et dans les arts qui en dépendent, 1 vol. in-8° [(Savérien 66)]. À Paris, chez Lacombe 1766.

Nous nous disposions à rendre compte de l'Histoire des progrès de l'esprit humain, lorsque nous avons reçu la lettre suivante. Le généreux ami de M. Clairaut qui entreprend la défense de ce grand homme nous paraît très bien fondé, quoique d'ailleurs l'ouvrage de M. Savérien soit très utile et rempli d'érudition. Ce savant a mis à la suite de son histoire un abrégé de la vie des auteurs les plus célèbres dans les sciences exactes ; c'est l'article de M. Clairaut qui a donné lieu à cette lettre [cf. [c. juin] 1766 (1)].

Messieurs,

La vie des grands hommes qui ont honoré leur patrie par des talents rares, ou qui l'ont éclairée par des découvertes utiles, est le genre d'histoire le plus intéressant pour le philosophe. Vous jugez bien qu'elle ne peut être précieuse à ses yeux, qu'autant qu'elle est écrite avec la plus grande circonspection et dans la plus exacte vérité. On se contente de mépriser un compilateur qui répète, sans discussion, les absurdités de ses crédules prédécesseurs, parce qu'en effet il lui importe peu qu'on en impose dans les annales des crimes et des passions, qui ramenant toujours les mêmes scènes sous des noms différents, n'offrent jamais que l'imagination affligeante de l'homme coupable et malheureux ; mais altérer ou falsifier les faits qui forment la vie des hommes célèbres, c'est insulter à leur mémoire, c'est ravir à la nation qui les a produits sa gloire la plus solide, et au genre humain la satisfaction consolante qui naît de l'admiration et de l'émulation qu'excitent les grandes vertus et les grands talents.

L'auteur de l'Histoire des progrès de l'esprit humain dans les sciences exactes [(Savérien 66)] aurait dû réfléchir à cette vérité lorsqu'il a entrepris ce pénible ouvrage. Il aurait dû sentir qu'ayant à répondre au public de tout ce qu'il allait avancer, il ne devait rien hasarder que sur des garants infaillibles. Cependant l'article de M. Clairaut ne donne pas tout à fait l'idée d'un auteur qui a pris toutes ses précautions pour ne pas s'exposer au reproche d'avoir altéré la vérité, et répond assez mal au frontispice de son ouvrage. Ce morceau nous présente des faits auxquels M. Savérien n'a même pas pris la peine de donner un air de vraisemblance.

D'abord il convient que M. Clairaut fut le génie le plus prématuré qu'on eût vu depuis Pascal, qu'à douze ans, il écrivit comme le géomètre de Port-Royal sur les sections coniques, et qu'à seize il publia des recherches curieuses sur les courbes à double courbure [C. 1], que dans ce dernier ouvrage il fit usage avec succès du calcul, avant que d'aller à Bâle chez Jean Bernoulli [cf. 10 septembre 1734 (1)] : il ne fit donc pas ce voyage pour s'instruire, comme le rapporte l'historien. Cette contradiction, que M. S[avérien] aurait dû sentir, me paraît palpable. S'il avait consulté des gens instruits, il aurait su que dès ce temps, M. Clairaut songeait à perfectionner le système du monde d'après les idées du chevalier Newton, qu'informé que J. Bernoulli [Jean I Bernoulli] était alors le rival le plus redoutable de ce célèbre anglais, il n'alla chez lui que pour apprendre les objections qu'il pouvait faire contre ce système, pour se mettre en état de les prévenir et d'y répondre, et qu'en effet il revint de Bâle plus newtonien que jamais.

À son retour, il ne s'occupa plus que de l'astronomie physique : la Lune fixa le plus son attention, parce qu'après le Soleil, c'est celui de tous les corps célestes qui nous intéresse d'avantage, et dont le mouvement est altéré par des inégalités plus nombreuses, ou du moins plus sensibles.

La théorie de Newton avait produit des tables de cet astre plus exactes que toutes celles qu'on avait faites jusqu'alors, mais il s'en fallait bien que cette matière fût entièrement épuisée : on n'avait point encore déterminé l'orbite que la Lune décrit en vertu de l'action que la Terre et le Soleil exercent sur elle. Dans cette théorie, le mouvement de l'apogée a donné lieu à bien des discussions géométriques et philosophiques. Ce point n'est pas fixe dans le ciel ; on en trouve la variation par une suite infinie dont le premier terme ne lui donne que la moitié de son mouvement réel. M. Clairaut [C. 33], et les deux autres géomètres [MM. d'Alembert et Euler NDA] qui ont résolu en même temps que lui le problème des trois corps, pensèrent que les autres termes de cette suite pris ensemble, devaient être beaucoup plus petits que le premier : ils crurent donc avoir trouvé que le mouvement de l'apogée déterminé par le calcul était moitié plus lent que les astronomes ne l'ont établi, et tirèrent de là quelques conséquences contre la loi de la gravitation, en raison inverse des quarrés des distances. Il est vrai que M. Clairaut se hâta trop de publier cette prétendue découverte, mais aussi fut-il le premier à s'apercevoir [C. 40, cf. 20 décembre 1748 (1)] qu'il ne suffisait pas de s'en tenir au premier terme de cette suite, et que ce n'est qu'au quatrième terme qu'elle devient assez convergente, pour que ceux qui sont au-delà puissent être négligés sans crainte. Ce travail est immense, mais notre géomètre en fut bien récompensé par le résultat, qui se trouva tel qu'il devait être pour confirmer entièrement le système de la gravitation universelle.

M. Savérien semble avoir ignoré, ou du moins il a négligé tous ces faits, mais comment peut-il être tombé dans une erreur aussi considérable que celle qui regarde la comète de 1682 et 1759 : « M. Clairaut, dit-il, fixa le retour de ce[tte] comète à trois mois plus tard qu'elle n'a paru en effet ». M. d'Alembert dit, dans la théorie de cette comète, article 5 [Opuscules, vol. 2, cf. 18 novembre 1761 (2)], « qu'au mois de novembre 1758, plus de 76 ans après la dernière apparition, de la comète, M. Clairaut annonça qu'en vertu de l'action de Jupiter et de Saturne, elle ne repasserait à son périhélie que vers le 25 [15 !] avril 1759 » ; elle y passa le 21 [12 !] mars, ce qui fait trente-trois jours de différence entre le calcul et l'observation [En note : Voici une lettre de M. de Voltaire en date du 27 août 1759, adressée à M. Clairaut, son ami, au sujet de cette prédiction qui a fait tant d'honneur à ce grand homme [suit la lettre de Voltaire à Clairaut du 27 août 1759, cf. 27 août 1759 (1)]].

On serait tenté de croire que M. Savérien regarde M. Clairaut comme un simple calculateur, et qu'il lui refuse un rang parmi les hommes de génie. Quoi ! Celui qui a fait de si belles recherches sur les lois de la pesanteur, sur la figure des planètes, sur l'équilibre des fluides ; celui qui a traité avec tant de finesse de l'élévation ou de l'abaissement des liqueurs dans les tuyaux capillaires ; celui qui a donné tant d'étendue à la découverte de Haller [Bradley !] de l'aberration des étoiles fixes ; celui à qui enfin l'astronomie physique est si redevable, n'était qu'un simple calculateur ! C'est ce qu'on ne persuadera à personne. Non seulement que M. Clairaut un grand géomètre et un grand physicien ; c'était encore un homme de goût ; on a qu'à lire, pour s'en convaincre, de très jolis vers qu'il a adressés à M. de Voltaire, et qui se trouvent dans la dernière édition des œuvres de ce poète illustre [(Voltaire 61, pp. 386-387) mais la page 474 de la table des matières attribue correctement ces vers à Clément, ainsi que le remarquera Savérien dans sa réponse (cf. [c. août] 1766, 3 mars 1767 (1)). En note : Voici les vers de M. Clairaut ; imprimés dans le Nécrologe des hommes célèbres, article Clairaut, 3e partie (cf. [c. avril] 1766 (2))]. D'ailleurs M. Clairaut a travaillé longtemps au Journal des sçavans [cf. 19 novembre 1755 (1)], et les extraits, quoique profonds, sont très agréablement écrits.

Il serait difficile de justifier l'intention de M. Savérien lorsqu'il avance, sans fondement, que M. Clairaut est mort de chagrin de ce que la société royale n'avait pas jugé ses nouvelles tables [C. 412] dignes de concourir au prix des longitudes. Le fait est que le prix était donné lorsque les tables de M. Clairaut arrivèrent à Londres. Les savants anglais, frappés de leur exactitude, ne purent que lui écrire des lettres de félicitations, qui ont été entre les mains de tous ses amis. Il n'a pas joui longtemps du plaisir de voir que les astronomes se servaient de ses tables préférablement à toutes les autres : une fièvre maligne l'enleva vers le milieu de sa carrière.

Sa maladie et sa mort [cf. 17 mai 1765 (1)] ont été accompagnées de circonstances si honorables aux lettres, qu'il est étonnant que M. Savérien les ait supprimées. Quel tableau intéressant n'aurait pas offert l'historien s'il avait peint cette foule d'amis illustres qu'une grande modestie jointe à beaucoup de douceur de mœurs avait acquis à M. Clairaut, désolée de le perdre sitôt, venant avec empressement et les larmes aux yeux à toutes les heures du jour et de la nuit s'informer des vicissitudes de la maladie ; s'il nous avait représenté un des hommes les plus distingués par son rang et par son esprit [Ce fut M. de Montigny [Trudaine de Montigny], intendant des finances, ce digne ami de M. Clairaut, qui obtint de S. M. une pension de 1200 l[ivres] pour la sœur de cet homme célèbre [cf. [c. 1 octobre] 1765]. Ses amis n'ont pu voir sans regret que M. de la Lande [Lalande] qui devait chérir la mémoire de M. Clairaut, ait approuvé avec éloge, l'ouvrage de M. Savérien, ou que du moins il n'ait pas relevé les erreurs qui ont donné lieu à cette lettre NDA] assidu auprès du lit de ce savant, dont il avait fait son meilleur ami, y passant les nuits entières, recevant les derniers épanchement d'une âme dont il connaissait le mérite mieux que personne, et dont il honore si dignement la mémoire par les soins qu'il prend de tout ce qui appartient à M. Clairaut. Convenez, Messieurs ; que cette peinture était plus intéressante pour l'historien et pour la mémoire de ce grand homme, que le détail de quelques erreurs où il n'est jamais tombé. J'ai l'honneur d'être, etc (Journal encyclopédique, 1 juillet 1766, pp. 115-123).

Cette lettre est également publiée, avec de légères variantes, dans le Mercure de France, juillet 1766, pp. 180-189 et le Journal des savants, décembre 1766, pp. 863-865.

Son auteur est probablement Dionis du Séjour, aidé de Goudin (cf. 30 juin [1766]). Il a sans doute été en contact avec Varenne de Fénille (cf. [c. 1 janvier 1766]).

Savérien répond dans le Journal encyclopédique, le Mercure (cf. [c. août] 1766) et le Journal des sçavans (cf. 3 mars 1767 (1)), et Lalande de son côté dans le Journal encyclopédique (cf. 26 septembre 1766 (1)).
Abréviations
Références
Courcelle (Olivier), « [c. juin] 1766 (2) : [Achille-Pierre Dionis du Séjour] écrit aux journaux », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/ncocjuincf1766po2pf.html [Notice publiée le 12 mai 2013].