Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


[c. août] 1766 : Savérien écrit aux journaux :
Lettre de M. Savérien à Messieurs les auteurs du Journal encyclopédique, sur un écrit imprimé dans le mois de juillet dernier dans ce journal sous ce titre : Lettre écrite aux auteurs du Journal encyclopédique, au sujet de quelques erreurs concernant M. Clairaut, qui se trouvent dans un ouvrage de M. Savérien intitulé : Histoire des progrès de l'esprit humain dans les sciences exactes et dans les arts qui en dépendent [cf. [c. juin] 1766 (2)]

Messieurs,

La louange des grands hommes ne consiste pas en des choses communes, dit un célèbre moraliste, et ce n'est point les louer que de s'arrêter à de petits talents qu'ils pouvaient avoir, ou à des ouvrages frivoles qu'ils ont pu faire ; « c'est produire contre eux le témoignage d'avoir mal dispensé leur loisir et leur étude qui devaient être employés à des choses plus nécessaires et plus utiles [Essais de Montaigne, L[ivre] I, ch[apitre] 39 NDA] ». Jugés donc, Messieurs, si le censeur anonyme de ma notice de la vie de M. Clairaut, a raison de me faire un crime de ce que dans cette notice je n'ai point parlé de son goût pour la poésie et des très jolis vers, qu'il lui attribue [Les vers que le censeur anonyme attribue à M. Clairaut, et qu'il veut bien trouver très jolis, ne sont ni très jolis, ni de ce grand géomètre. Ces vers sont de M. Clément, auteur de la seconde tragédie de Mérope. Il les adressait à M. de Voltaire pour l'inviter à quitter les sciences abstraites, et à reprendre sa lyre. Les voici tels qu'ils ont été imprimés avec la réponse de M. de Voltaire, dans le 1er volume des Observations sur la littérature moderne, par M. l'abbé de la Porte, années 1752, pages 301 et 302 [cf. 3 octobre 1739 (1)]. Voyez aussi les Œuvres de M. de Voltaire, année 1761, à la table des matière, pag[e] 474, tom[e] XIX [(Voltaire 61)] [suivent les vers en question et la réponse de Voltaire NDM] NDA]. Ignorerait-il qu'on ne peut dignement louer tel que son ami et le mien (M. Clairaut) qu'en se fixant à ses découvertes sur les mathématiques et sur l'astronomie physique, qui lui ont acquis tant de gloire, et à ses savantes méprises qui ont porté si loin sa réputation ? Mais il croit savoir que ces méprises n'existent pas, et il soutient que dans ma notice, j'ai présenté des faits auxquels je n'ai pas même pris la peine de donner un air de vraisemblance. Voici les preuves de cette assertion.

Il me reproche d'abord une contradiction ; c'est d'avoir dit que M. Clairaut fit usage avec succès du calcul des infiniment petits, avant que d'aller voir le grand Bernoulli à Bâle, et d'avoir ensuite écrit qu'il ne fit ce voyage que pour s'en instruire, ce qui paraît en effet contradictoire. Mais je n'ai ni dit ni écrit cela. On lit dans mon livre qu'il n'allât voir Bernoulli que pour apprendre de lui « toutes les finesses et tous les artifices » de ce calcul. C'est ce que je sais de M. Clairaut lui-même, qui me l'a répété plusieurs fois avec une modestie et une candeur digne de sa belle âme et ce trait de sa vie met sans doute le comble à sa gloire.

Le censeur veut que ce grand géomètre n'allât à Bâle que pour apprendre de Bernoulli même, « les objections qu'il pouvait faire contre le système de Newton, pour tâcher de les prévenir » ; et le censeur se trompe. Qu'il ouvre le 2e tome des Mélanges de littérature de M. d'Alembert ; il lira dans l'éloge de Bernoulli, publié du vivant de M. Clairaut : « MM. de Maupertuis et Clairaut, célèbres géomètres français, ont fait l'un et l'autre, le voyage de Bâle pour profiter des lumières de M. Bernoulli ; semblables à ces anciens Grecs, qui allaient chercher les sciences en Égypte, et revenaient ensuite les répandre dans leur patrie avec leurs propres richesses [cf. 10 septembre 1734 (1)] ». M. d'Alembert aurait pu ajouter, semblable encore à l'illustre marquis de l'Hôpital, qui amena Bernoulli dans ses terres, pour étudier plus paisiblement, sous lui, le calcul des infiniment petits ; et à M. Hughens, un des plus grands mathématiciens de son temps, qui apprit de M. le marquis de l'Hôpital [Voyez l'éloge du marquis de l'Hôpital, par Fontenelle, qui dit que ce trait de la vie de M. Huyghens lui fait encore plus d'honneur qu'à M. le marquis de l'Hôpital NDA]. À son retour de Bâle, continue l'anonyme, M. Clairaut ne s'occupa plus que de l'astronomie physique : mais il ne faut pas croire cela ; car peu de temps après ce retour, M. Clairaut publia un mémoire fort savant sur le calcul intégral, dans lequel il enseigne comment on pouvait connaître si une différentielle est intégrale ou non, (Voyez les Mémoires de l'Académie des Sciences de 1740 [C. 28].) Il mit ensuite au jour (en 1741) ses Éléments de géométrie [C. 21] ; deux ans après, sa Théorie de la figure de la Terre [C. 29], en 1746 ses Éléments d'algèbre [C. 31], et presque en même temps il enrichit le recueil de l'Académie de beaux mémoires sur la dynamique [C. 30]. Ce ne fut qu'environ en 1748, qu'il ne s'occupa plus que de l'Astronomie physique.

En parlant du travail de M. Clairaut sur le mouvement de l'apogée de la Lune, « j'ai ignoré », ou du moins, « j'ai négligé », suivant mon critique, « les circonstances et le résultat de ce travail ». Oui sans doute, je les ai négligées ces circonstances, parce que dans une notice on est trop resserré pour s'attacher aux accessoires d'un fait. C'est bien assez de l'exposer brièvement et avec clarté à l'égard du résultat, je n'en connais pas d'autre, que l'aveu fait par M. Clairaut de sa méprise touchant la gravitation universelle dont il avait infirmé la loi : aveu qui lui est aussi honorable que celui que fit Newton de son erreur sur le problème inverse des forces centrales [Ce fut le grand Bernoulli qui découvrit cette erreur. M. Newton reconnut sa faute, et se corrigea sans répondre NDA].

J'ai écrit que M. Clairaut, malgré un travail prodigieux et digne de la plus grande estime, annonça le retour de la comète de 1682, en 1758, trois mois trop tard : et j'ai eu tort, si l'on en croit le censeur ; je devais dire qu'il l'annonça 33 jours trop tard ; car il avertit, (ajoute le censeur) au mois de novembre 1758 [cf. 15 novembre 1758 (1)], que la comète passerait par son périhélie, le 15 avril 1759, et elle y passa le 11 mars.

Mais s'il avait fait cette annonce, il aurait fixé le temps de son apparition au mois de février 1759, puisque la comète qui a passé par son périhélie le 12 mars, a passé à la fin du mois de décembre 1758. Les astronomes n'auraient donc pu se tromper sur le temps de cette apparition annoncée pour le mois de février ; cependant un disciple [Lalande ou Pingré] de M. Clairaut fit imprimer dans le Journal de Trévoux du mois de mars 1759 [avril 1759 !] un avis aux astronomes sur la prochaine apparition de cette comète [cf. 6 mars 1759 (1), 17 mars 1759 (1)]. On ne l'attendait donc point au mois de février. D'ailleurs on sait que M. Delisle surprit beaucoup les astronomes, quand il leur apprit dans le mois de mars, que la comète passait depuis le mois de décembre 1758, et qu'elle allait passer par son périhélie. Le fait et ce qui s'en est suivi sont très connus de tous les savants.

« Il serait difficile de justifier M. Savérien, lorsqu'il avance sans fondement que M. Clairaut est mort de chagrin, de ce que la Société Royale de Londres n'avait pas jugé ses tables (du mouvement de la Lune [C. 412]) dignes de concourir au prix des longitudes. Le fait est que le prix était donné, lorsque les tables de M. Clairaut arrivèrent à Londres. » C'est ainsi que parle l'anonyme.. Cette justification est pourtant fort aisée.

Premièrement je n"ai pas dit ce que l'on me fait dire. On lira à la page, 500 de l'Histoire des progrès de l'esprit humain dans les sciences exactes, « ses tables (de M. Clairaut) lui furent renvoyées sans récompense. Il fut très affligé de cette espèce de refus. On dit même que le chagrin qu'il en eut, influa sur sa santé ; une fièvre se joignit à cette indisposition, et le conduisit en huit jours au tombeau. »

En second lieu le prix des longitudes proposé par les anglais n'est pas encore donné, parce qu'on n'a pas jusqu'à ce jour satisfait aux conditions de ce prix [Voyez l'acte du Parlement d'Angleterre pour récompenser publiquement quiconque découvrira les longitudes en mer NDA]. Seulement quelques savants pour en avoir approché, ont reçu des récompenses [On ne doit point inférer de ce que je dis que les tables de la Lune de M. Clairaut ne méritassent une récompense. Je sais qu'elles sont très exactes, qu'elles ont le suffrage de tous les astronomes, et que plusieurs Anglais en font grand cas. Si le censeur avoir lu avec attention ma notice de la vie de M. Clairaut, il aurait vu que je regarde cette espèce de refus comme une injustice, puisque je fais entendre qu'il pouvait bien être une suite de la dispute sur sa théorie de la figure de la Terre, qu'il avait eue avec M. Muller, directeur de l'École royale d'Artillerie de Wolvich et Professeur de mathématiques en cette école [cf. [c. 1759] (1) NDM] NDA].

Enfin l'anonyme après avoir relevé les erreurs que je n'ai pas commises, blâme mon intention qu'il ne connait point, par un intérêt mal entendu pour la gloire de M. Clairaut. Il présume « qu'on serait tenté de croire que je regarde ce grand mathématicien comme un simple calculateur, et que je lui récuse un rang parmi les hommes de génie. En vérité cette proposition est bien injuste.

N'est-ce pas regarder M. Clairaut comme un homme de génie, quand je l'associe aux Archimède, aux Galilée, aux Newton, aux Leibniz, aux Bernoulli, etc. D'environ 301 [!] savants qui ont écrit sur les sciences exactes, je ne donne l'abrégé de la vie que de 48 ; M. Clairaut se trouve parmi ces savants d'élite, et l'on veut que je lui refuse un rang parmi tous les hommes de génie ? On ne voit dans mes notices ni Viviani, ni Cotes, ni Moivre, etc., tous mathématiciens du premier ordre : je mets M. Clairaut au-dessus de ces hommes célèbres, et on est tenté de croire que je le regarde comme un simple calculateur ? Assurément le censeur m'aurait rendu plus de justice, si son amitié, bien louable, pour M. Clairaut, ne l'eût induit en erreur sur les propres intérêts de cet illustre savant. Voici un dernier trait qui prouve combien grande a été son illusion.

Il se fâche de ce que mon abrégé de la vie de M. Clairaut est un abrégé, c'est-à-dire, de ce qu'une chose est ce qu'elle doit être ; il aurait voulu que je n'eusse omis ni les détails de sa maladie, ni les circonstances de sa mort.

Il est certain que si j'eusse écrit l'histoire de ce grand mathématicien, je me serais étendu avec complaisance sur ces détails et sur ces circonstances ; que j'aurais nommé ceux qui ne l'ont point quitté dans ces tristes moments, et que je me serais fait un devoir d'instruire le public des soins particuliers qu'à eus pour lui cette personne de considération chérie et respectée de tous les savants dont elle est l'appui et le bienfaiteur [M. de Montigny, Intendant des finances NDA] ; mais il n'entrait pas dans le plan de mon histoire des progrès de l'esprit humain dans les sciences exactes, d'écrire l'histoire des auteurs les plus célèbres dans ces sciences : je ne devais qu'indiquer les principaux traits de leur vie.

Je vous avoue, Messieurs, qu'après avoir parlé de M. Clairaut dans mon Dictionnaire universel de mathématiques et de physique [(Savérien 1753)] en des termes les plus obligeants ; après l'avoir comparé à Newton et à Leibnitz [Voyez les articles Calcul intégral, Aberration NDA] ; après lui avoir donné une place distinguée dans mon Histoire des progrès de l'esprit humain ; après l'avoir mis en parallèle avec le grand Pascal ; après avoir dit que ses premières productions auraient fait honneur aux arithméticiens les plus profonds ; après avoir même écrit qu'il était un prodige ; enfin, après avoir comblé d'éloges les qualités de son esprit et celles de son cœur, je ne m'attendais pas qu'on m'accuserait de manquer d'estime pour lui, et de manquer à sa mémoire.

Mais il faut attribuer cela à l'amitié du censeur pour M. Clairaut, et l'on sait ce que peut un tel attachement sur une âme sensible ; aussi je lui pardonne de bon cœur son injustice à mon égard en faveur de ce sentiment.

J'ai l'honneur d'être, etc. Savérien (Journal encyclopédique, 1 septembre 1766, pp. 113-121).

La lettre est également, à de légères différences près, publiée dans le Mercure de France, octobre 1766, pp. 75-85, et avec plus de changement dans le Journal des sçavans (cf. 3 mars 1767 (1)).

Abréviations
Référence
Courcelle (Olivier), « [c. août] 1766 : Savérien écrit aux journaux », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/ncocaoutcf1766.html [Notice publiée le 12 mai 2013].