Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


3 mars 1767 (1) : Savérien (Paris) écrit au Journal des sçavans :
Lettre de M. Savérien à Messieurs les auteurs du Journal des sçavans, pour servir de réponse à la lettre imprimée dans le Journal du mois de décembre 1766 [cf. [c. juin] 1766 (2)].

Messieurs,

Vous avez publié dans votre journal du mois de décembre une critique en forme de lettre de ma notice sur la vie de M. Clairaut. Cette critique a déjà paru dans le Journal encyclopédique du mois de juin [juillet !] de l'année dernière et dans le second volume de juillet du Mercure de France [cf. [c. juin] 1766 (2)], j'y ai répondu [cf. [c. août] 1766] [M. de la Lande [Lalande] qui comme censeur de cet ouvrage avait été attaqué par l'anonyme, lui a répondu aussi dans les mêmes journaux [cf. 26 septembre 1766 (1) NDM] NDA] ; mais permettez-moi de vous adresser encore à ce sujet quelques réflexions pour ceux qui auront lu dans votre journal la lettre dont il s'agit.

Le début de l'auteur de cette critique est une leçon. Après avoir dit en général qu'on ne doit point altérer les faits qui forment la vie des hommes célèbres, il m'apprend que j'aurais dû réfléchir sur cette vérité lorsque j'ai entrepris mon Histoire des progrès de l'esprit humain dans les sciences exactes, et que j'aurais dû sentir, qu'ayant à répondre au public de tout ce que j'allais avancer, je ne devais rien avancer que sur des garants infaillibles.

Le conseil est fort sage, mais le critique aurait dû sentir aussi que quand on entreprend de donner des instructions à quelqu'un et de lui imputer des erreurs, il faut bien prendre garde de ne rien avancer que sur des garants infaillibles. Car un historien, en oubliant un fait ou même en l'altérant, peut être de bonne foi, au lieu qu'un critique sait qu'il va nuire à celui qu'il attaque, et s'il se trompe, il se rend coupable des torts que son écrit peut lui faire. Aussi un ancien philosophe voulut qu'un critique eût raison et demi. Ce n'est assurément pas là le cas de celui auquel je réponds, comme je vais le faire voir.

D'abord le censeur me reproche une contradiction. Elle consiste, suivant lui, en ce que j'ai dit que M. Clairaut fit usage avec succès du calcul des infiniment petits, avant que d'aller voir le grand Bernoulli à Bâle [cf. 10 septembre 1734 (1)], et d'avoir écrit en même temps qu'il ne fit ce voyage que pour s'en instruire. Mais je n'ai point dit toutes ces choses. On lit dans ma notice qu'il alla à Bâle pour apprendre toutes les finesses du calcul des infiniment petits, et pour s'en rendre tous les artifices familiers.

Ce ne fut point, ajoute l'anonyme, pour consulter le grand Bernoulli sur la géométrie transcendante que M. Clairaut fit le voyage de Bâle ; il n'y alla que pour apprendre les objections qu'il pourrait faire contre le système de M. Newton pour se mettre en état de les prévenir et d'y répondre. Le censeur sait cela, et il soutient que si j'avais consulté des gens instruits, je l'aurais su aussi. S'il s'était fait connaître, peut-être que son nom serait le garant de son assertion. Encore pourrais-je opposer autorité à autorité, et en rétorquant le raisonnement, je le mettrais précisément dans le cas où je suis. Ce qu'il y a de certain, c'est que j'ai été aussi bien instruit des motifs du voyage de M. Clairaut à Bâle que qui que ce soit. Personne n'a pu le connaître plus particulièrement que moi. Depuis 1744 jusqu'à sa mort, j'ai été avec lui en commerce d'amitié. J'allais souvent chez lui, et il me faisait l'honneur de me venir voir. Il a été censeur de tous mes ouvrages sur les mathématiques [(Savérien 45), (Savérien 47a), (Savérien 47b), (Savérien 53)...], et il m'a donné dans toutes les occasions des marques d'un véritable attachement. Il me parlait dans ses conversations de ses travaux sur les mathématiques. J'ai même plusieurs lettres de lui sur le sujet. Une de ces lettres est imprimée dans le Traité analytique des sections coniques de M. Muller, professeur de mathématiques à l'école royale de l'artillerie de Wolwich [cf. [c. 1759] (1)]. Il se plaint à moi dans cette lettre de la censure que M. Muller mon ami, a faite de sa théorie de la figure de la Terre. Mais ce fut surtout lorsque je lui communiquai les lettres que M. Bernoulli m'écrivit en 1746 sur ma dispute avec M. Bouguer, qu'il me parla des motifs de son voyage. Comme M. Bernoulli l'invitait dans cette lettre à prendre ma défense [!, cf. 14 octobre 1746 (1)], il se fit un plaisir de me détailler la manière dont il avait vécu avec lui pendant son séjour à Bâle.

Au reste M. d'Alembert a écrit dans l'éloge de Bernoulli en 1748 [(Alembert 48)], c'est-à-dire sous les yeux même de M. Clairaut : « MM. de Maupertuis et Clairaut, célèbres géomètres français, ont fait l'un et l'autre le voyage de Bâle pour profiter des lumières de M. Bernoulli, semblables à ces anciens Grecs, qui allaient chercher les sciences en Égypte, et revenaient ensuite les répandre dans leur patrie avec leurs propres richesses ».

À son retour de Bâle, continue l'anonyme, M. Clairaut ne s'occupa plus que de l'astronomie physique, et l'anonyme se trompe. Car ce grand géomètre publia peu de temps après son retour un mémoire très savant sur le calcul intégral, dans lequel il apprend à connaître si une différentielle est intégrale ou non. Voyez les mémoires de l'Académie des sciences de 1740. Il mit ensuite au jour (en 1743 [1741 !]) ses Eléments de géométrie [C. 21], sa Théorie de la figure de la Terre [C. 29] (en 1743), ses Eléments d'algèbre [C. 31] (en 1746) ; et presque en même temps il enrichit le recueil de l'Académie de beaux mémoires sur la dynamique [C. 30]. Ce ne fut qu'environ en 1748 qu'il ne s'occupa plus que de l'astronomie physique.

En parlant dans ma notice du travail de M. Clairaut sur le mouvement de l'apogée de la Lune, j'ai négligé, dit l'anonyme, toutes les circonstances de ce travail. Oui, sans doute, je les ai négligées ces circonstances, parce qu'elles ne pouvaient point entrer dans une notice : mais ce n'est pas pour les avoir ignorées, comme le présume l'anonyme ; car je suis le premier qui les ai rendues publiques, ainsi qu'on peut le voir dans le prospectus de mon Dictionnaire universel de mathématiques et de physique qui parut en 1749 [(Savérien 49)]. Je devais aussi en rendre compte dans le Dictionnaire [(Savérien 53)] même, et M. Clairaut m'avait communiqué à cet effet les réponses que lui et M. le chevalier d'Arcy [(Arcy 49)] avaient faites aux objections de plusieurs newtoniens [(Buffon 45a), (Buffon 45b), (Buffon 45c), (Walmesley 49)] sur ces nouvelles vues. L'article était composé et même imprimé, lorsque M. Clairaut vint me prier de le supprimer.

Un autre crime que me fait le censeur, c'est d'avoir dit que M. Clairaut fixa le retour de la comète de 1682 en 1759, trois mois plus tard qu'elle n'a paru en effet, tandis qu'il ne s'est mépris que de 33 jours. J'ai déjà répondu à cela dans le Journal encyclopédique du mois d'août [septembre !] et dans le Mercure de France du mois d'octobre [cf. [c. août] 1766], et je ne répèterai point ici ce que j'ai dit. La mémoire de M. Clairaut m'est si précieuse que je consens de bon cœur m'être trompé, si cela peut contribuer à sa gloire.

Mais voici un reproche bien plus grave ; on serait tenté de croire, selon le censeur, que je regarde M. Clairaut comme un simple calculateur, et que je lui refuse un rang parmi les hommes de génie. En vérité cette présomption est bien injuste. Dans mon Histoire des sciences exactes [(Savérien 66)], j'associe M. Clairaut aux Archimède, aux Galilée, aux Descartes, aux Pascal, aux Leibniz, aux Newton, aux Bernoulli, etc. et on veut que je ne le regarde point comme un homme de génie ! D'environ trois cents savants distingués qui ont écrit sur les sciences exactes, je en donne l'abrégé de la vie que de 48. On ne trouve dans mes notices, ni Viviani, ni Cotes, ni Moivre, ni l'abbé de La Caille, etc. Je préfère M. Clairaut à ces hommes célèbres et on est tenté de croire que je le regarde comme un simple calculateur !

Il est vrai que je n'ai pas écrit que M. Clairaut était poète, parce que je sais qu'il n'a jamais fait de vers. Ceux que le censeur lui attribue ne sont pas de lui. Ils sont de M. Clément [cf. 3 octobre 1739 (1)], auteur de la seconde Mérope. Il les adressait à M. de Voltaire pour l'engager à abandonner le traité des sciences abstraites et à reprendre la lyre. Voilà pourquoi il lui dit :

Laisse à Clairaut trace la ligne,
Du rayon qui frappe tes yeux,
Armé d'un vers audacieux,
Qu'il aille etc.
Toi d'un plus aimable délire,
Ecoute les tendres leçons.
Etc., etc.,

M. de Voltaire répondit à ces vers, qui sont imprimés avec la réponse dans le 1er volume des Observations sur la littérature moderne, par l'abbé de la Porte. Si le censeur eut consulté la table des œuvres de M. de Voltaire [(Voltaire 61, p. 474)], il aurait vu que l'imprimeur s'est trompé en mettant Clairaut pour Clément, à la tête de ces vers. Il eût été beau que M. Clairaut se fût loué lui-même ! C'est bien peu connaître ce grand mathématicien, qui a toujours refusé les louanges, et qui était singulièrement modeste.

Il serait difficile, ajoute le critique, de justifier M. Savérien lorsqu'il avance sans fondement que M. Clairaut est mort de chagrin de ce que la Société Royale de Londres n'avait pas jugé ses nouvelles tables (de la Lune [C. 412]) dignes de concourir au prix des longitudes. Le fait est que le prix était donné lorsque les tables de M. Clairaut arrivèrent à Londres. Cette justification est pourtant fort aisée.

Premièrement, je n'ai pas dit que M. Clairaut fut mort de chagrin. J'ai écrit qu'il fut très affligé de ce que ses tables lui furent rendues sans récompense, et que cette espèce de refus influa sur sa santé. En second lieu, le prix des longitudes n'est point donné, parce que personne n'a encore satisfait aux conditions de ce prix. Seulement pour en avoir approché, quelques savants ont reçu des récompenses. Voyez l'Acte du parlement d'Angleterre, pour récompenser publiquement quiconque découvrira les longitudes en mer.

J'avoue avec le censeur que les tables de M. Clairaut sont généralement estimées, mais je en conviens point que les astronomes se servent de ses tables préférablement à toutes autres ; celles de M. Mayer sont actuellement très répandues, et M. de la Lande ami de M. Clairaut les a fait imprimer deux fois de son vivant et sous ses yeux, et s'en sert pour les calculs de la Connaissance des temps. Il ne faut pas croire qu'on loue dignement un homme aussi grand que M. Clairaut et qui a si bien mérité des mathématiques, de l'astronomie et de la physique, en attribuant à ses ouvrages un succès qu'ils n'auraient point, et dont le mérite est indépendant.

Enfin mon critique aurait voulu que je n'eusse point omis les circonstances de la maladie de M. Clairaut, c'est-à-dire qu'il aurait voulu que ma notice fût un éloge de ce grand géomètre. Il est certain que si j'eusse écrit son histoire, je me serais étendu avec complaisance sur ces circonstances. Je me serais fait un devoir de parler des soins qu'a eus de lui une personne de distinction, chérie et respectée de tous les savants, dont elle est le bienfaiteur et l'appui (M. de Montigny, conseiller d'état et intendant des finances), des témoignages d'amitié que n'a cessé de lui donner M. Dionis du Séjour, conseiller au parlement, et en général des sollicitudes continuelles à son égard de la part des personnes les plus recommandables par leur état et par leur mérite : mais il n'entrait point dans une Histoire des progrès de l'esprit humain dans les sciences exactes, d'écrire celle de M. Clairaut. Je ne devais qu'indiquer les principaux évènements de sa vie, comme savant et inventeur.

Jugez maintenant, Messieurs, si l'anonyme à bonne grâce d'écrire que ma notice présente des faits auxquels je n'ai pas même pris la peine de donner un air de vraisemblance. On voit bien que l'anonyme a su tirer parti de tous les avantages que procure l'incognito.

Ce n'est pourtant pas ce ton d'aisance qu'a pris l'anonyme, qui m'a offensé ; c'est d'avoir persuader au public que j'ai cherché à atténuer la gloire de M. Clairaut, moi qui l'ai mis en parallèle avec Pascal, qui l'ai comparé à Leibniz et à Newton, et qui lui ai donné dans tous mes ouvrages des témoignages de la plus haute estime.

J'ose me plaindre à vous, Messieurs, en finissant, de ce que dans l'extrait que vous avez donné de mon Histoire des sciences exactes, vous m'avez accusé de n'avoir pas rendu justice à M. Bouguer. J'ai cependant fait un abrégé de l'histoire de sa vie et un éloge de ses écrits. N'est-ce pas là lui rendre justice ? Si vous vous fussiez rappelé ce qui s'est passé entre ce savant et moi, vous auriez vu que l'esprit d'équité avait dirigé ma plume, même contre mes propres intérêts, et vous auriez sans doute loué ma conduite à cet égard.

J'ai l'honneur d'être, etc. Messieurs, votre très humble et très obéissant serviteur Savérien.

À Paris, ce 3 mars 1767 (Journal des sçavans, avril 1767, pp. 259-263).

Abréviations
Références
Courcelle (Olivier), « 3 mars 1767 (1) : Savérien (Paris) écrit au Journal des sçavans », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n3mars1767po1pf.html [Notice publiée le 12 mai 2013].