Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


[c. avril] 1766 (2) : Parution de l'éloge de Clairaut, par Pierre Le Tourneur :
Éloge historique de M. Clairaut

Alexis-Claude Clairaut, de la Société royale de Londres, des Académies de Berlin, de Pétersbourg, d'Upsal, d'Edimbourg [il manque celle de Paris !], et de celle de l'Institut de Bologne [cf. 17 mai 1765 (4)], naquit, à Paris, le 7 mai 1713 [13 mai 1713 !, cf. 13 mai 1713 (1)], de Jean-Baptiste Clairaut, de l'Académie royale des sciences de Berlin, et de Catherine Petit, tous deux d'honnête famille [Sans date (1)].

Il était le second de vingt-et-un enfants et, de cette nombreuse famille, il ne reste aujourd'hui qu'une sœur. Un jeune frère, qui marchait à grands pas sur les traces de son aîné, a emporté dans le tombeau, à l'âge de 16 ans, les éloges de l'Académie des sciences, et les regrets du monde savant.

Clairaut, à cet âge, fut mort immortel comme à cinquante deux ans. La nature, qui devait nous refuser la vieillesse, le dispensa de l'enfance. L'âge fixé pour la raison, est devancé par le génie. Il s'élance du premier pas du point de hauteur où le temps et le travail traîne lentement dans les esprits médiocres, Il existe, pour ainsi dire, tout entier dès les premiers instants. Ses progrès apparents ne sont qu'une illusion de nos yeux, trop accoutumés à ne voir dans la foule des hommes qu'une gradation lente et successive de la faiblesse à la force. L'astre du jour, quand il se lève, est réellement aussi brillant et aussi élevé qu'à son midi : c'est notre éloignement et notre position seule qui nous font croire que son éclat et son élévation augmente.

Le jeune Clairaut trouva dans son père les deux seuls avantages dont le génie ait besoin. Son père enseignait alors avec réputation les mathématiques : son talent et son goût offraient au fils une conformité parfaite avec les desseins que la nature avait sur lui, À ce premier avantage, qu'un hasard heureux lui procurait, l'amour paternel joignit une attention continuelle à veiller sur les premiers pas de son génie, à lui abréger la route de la science, à l'y conduire par l'attrait du plaisir et de la récompense, et à suivre de son mieux les indications de la nature.

M. Clairaut n'éprouva, de sa part, d'autre contradiction que celle d'une tendresse éclairée. Sa passion pour l'étude et l'ardeur de son génie, eussent dévoré trop tôt une santé jeune et fragile, si on les eût laissé s'exercer avec continuité, et sans une économie bien entendue.

Il apprit à lire dans les Éléments d'Euclide, mais il n'eut pas besoin de les relire pour les entendre. Ses idées semblaient n'attendre chez lui qu'une langue qui lui fournît les moyens de les exprimer.

À l'âge de sept ans, son esprit avait déjà vécut sept années de plus que celui des autres hommes. Il avait renouvelé la merveille de Pascal. Comme lui, il inventait seul une partie de ce qu'on refusait de lui apprendre. M. Delisle, ami de son père, le trouvant un jour fort occupé d'un livre de mathématiques, lui dit avec un sourire moqueur : ce livre là est bien fait pour vous ! Le jeune Clairaut s'en vengea bientôt après, en montrant qu'il le comprenait tout entier. Ce n'était qu'avec M. Clairaut qu'on pouvait ainsi se méprendre. Il s'agissait en effet du traité des Sections coniques de M. le marquis de l'Hôpital [(Hospital 07) ou (Hospital 20)]. Ce grand géomètre, en le composant, ne devinait pas qu'un jour un de ses lecteurs n'aurait que neuf ans, et aurait, de plus, ce trait de ressemblance avec lui.

En effet, M. le marquis de l'Hôpital n'ayant encore que quinze ans, se trouva chez M. le duc de Roanès, où d'habiles mathématiciens, et entre autres M. Arnaud, parlèrent du problème de M. Pascal sur la roulette, qui paraissait fort difficile. Le jeune marquis osa dire qu'il ne désespérait pas de pouvoir le résoudre. Si l'on fit attention à ce que ce jeune homme venait de hasarder, ce ne fut que pour le trouver présomptueux, et le pardonner à son âge. Peu de jours après, il envoya le problème résolu.

Le célèbre Nericaut Destouches sut admirer des talents d'un autre ordre que les siens. Il fit plus, il chercha à leur être utile. Il fit connaître le jeune Clairaut à M. l'abbé Bignon. Bientôt il eut moins besoin d'un protecteur que d'un juge. Il étonna l'Académie des sciences à l'âge de treize ans [cf. 13 avril 1726 (1)], par la lecture d'un ouvrage qu'il avait composé sur quatre nouvelles courbes qu'il avait découvertes [C. 4]. L'Académie le loua comme il le méritait [cf. 1 septembre 1726 (1)], en doutant que l'ouvrage fût de lui. Il est vrai que c'était une espèce de vol ; mais il ne l'avait fait qu'à la vigilance de son père, en la trompant par des veilles furtives qu'il dérobait aux poursuites de sa tendresse inquiète. Il fallut qu'il abandonnât son fils à son génie, et à sa passion pour les mathématiques. Sa réception à l'Académie fut, pour lui, des lettres d'émancipation d'âge. Il y entra à dix-huit ans [cf. 14 juillet 1731 (1)], deux ans plus tôt que ne porte le règlement : il ne faut pas compter les années avec le génie. Il fut le premier exemple de cette honorable transgression, et il n'a fait que prouver depuis, qu'il devait être au-dessus des lois et des usages ordinaires.

Souvent la gloire d'un géomètre demeure concentrée dans le sein de l'Académie dont il est membre, et dont l'estime, à la vérité, le dédommage bien de l'ignorance où sont à son égard les autres hommes. Si quelques rayons de sa gloire s'échappent au-dehors, ils ne sont guère rencontrés que du petit nombre de ceux à qui leur état et leur goût leur font cultiver les sciences exactes, et suivre la même carrière. Les géomètres peuvent être comparés à ses génies invisibles et bienfaisants qui servent le genre humain sans en être connu. Mais le hasard favorisa M. Clairaut, il fit naître des évènements qui étendirent sa réputation. Le moins éclatant, mais non pas le moins rare, fut de trouver une écolière distinguée dans l'illustre marquise du Châtelet, une de ces femmes qui ont prouvé à notre sexe que les arts aimables ne sont point les bornes du leur, et que la main délicate des grâces pouvaient tenir le compas des sciences avec autant de fermeté et de justesse que les nôtres.

Occupé alors dans sa retraite du Mont Valérien à chercher, avec le célèbre M. de Maupertuis, les moyens de déterminer la figure du globe que nous habitons, il descendit à composer pour elle ses Éléments de géométrie [C. 21]. Mais son génie, en changeant d'objet, l'éleva à sa hauteur et le marqua de son empreinte sublime. Peu fait pour marcher dans des routes battues, il s'en fraye une nouvelle, ou plutôt il nous montre celle qu'il avait suivie lui-même dans on enfance. Inventeur, il apprend aux autres à l'être : il n'enseigne point les éléments de géométrie, il apprend à les découvrir. Ce sont les termes de M. de Fouchy, dans l'éloge qu'il a prononcé de ce grand homme, à l'Académie des sciences [cf. 13 novembre 1765 (1)].

Avant lui, les géomètres qui avaient daigné tracer des éléments, les rendaient aux autres de la manière dont ils les avaient reçus eux-mêmes. Ils avaient tous suivi l'ordre appelé synthétique, qui pose d'abord les principes généraux, descend ensuite aux conséquences, va du plus simple au plus composé ou, pour parler avec plus de précision, des idées abstraites et générales, aux idées singulières et individuelles. M. Clairaut ouvre une route toute opposée : celle de l'analyse, qui expose la question, en décompose toutes les faces et tous les rapports, s'appuie sur les rapports connus pour s'élever à ceux qui ne le sont pas, fait marcher la raison et la lumière vers tous les côtés ténébreux de l'objet, jusqu'à ce qu'enfin il en soit éclairé tout entier, et vous mène ainsi pas à pas vers la vérité féconde, et au principe lumineux qui cachait le germe de la solution.

De ces deux ordres, le premier fait passer plus vite et plus aisément dans notre esprit la science et les vérités. Il nous épargne les fausses démarches et les pas inutiles de ceux qui les ont découvertes, mais il accoutume trop notre faiblesse à un appui étranger, dont elle ne peut plus se passer, quand il faut qu'elle marche seule. Notre raison, quand elle cherche des vérités nouvelles, est étonnée de l'embarras des questions, de la confusion des objets, et du peu de liaison des idées qui se présentent à elle. L'opération continuelle et la plus difficile que notre esprit ait à faire, est de démêler ces idées, de les comparer ensemble, de choisir sa route dans les ténèbres, et de rencontrer la plus courte qui mène au point de concurrence qui les unit ensemble. C'est ce que nous apprend l'analyse plus conforme en ce point à la nature, et M. Clairaut dans ses Éléments de géométrie. Ceux d'algèbre [C. 31], qu'il donna quelques années après, sont composés d'après le même principe et le même plan.

Ce maître si sublime ne croyait pas qu'il ne pût rien apprendre des autres. Il fit, avec M. de Maupertuis, le voyage de Bâle, pour y travailler avec le célèbre Jean [I] Bernoulli, famille immortelle qui ne se lasse point de réunir une suite de génie sous un même nom [cf. 10 septembre 1734 (1)].

Le sien acquit bientôt plus de publicité par une opération heureuse, dont il trouva, à son retour, l'Académie des sciences occupée. Il était question de déterminer la figure du globe que nous habitons. Le voyage du Pérou était déjà réglé pour parvenir à cette découverte. M. Clairaut empêcha peut-être qu'on ne le fît inutilement, en prouvant la nécessité de faire concourir avec lui un voyage dans le Nord. Il fut un des académiciens qui allèrent étonner les Lapons par leur présence et leurs observations [cf. 3 septembre 1735 (1)] ; et ses illustres collègues ne furent guère moins surpris de se voir prévenus par le calcul qu'il donna le premier de la quantité dont la Terre était aplatie vers les pôles. Il l'envoya aussitôt à la Société royale de Londres [cf. (3 mars 1737) 20 février 1736], qui n'eut d'autre réponse à lui faire que de se hâter de s'associer tant de talents [cf. (7 novembre) 27 octobre 1737 (1)].

Rendu à sa patrie, il féconda ses observations du Nord, et en fit éclore plusieurs théories aussi nouvelles que lumineuses. Il n'est guère de parties des mathématiques auxquelles il n'ait fait faire quelque pas de plus, ni de classes d'astres dont il n'ait dévoilé quelques marches inconnues avant lui.

Newton n'a pu tout faire dans le système de l'Univers. Le temps mesure la durée des grands hommes sur celle des hommes ordinaires. La mort l'enlève du sein de l'édifice immense qui s'élevait sous ses mains. Ses travaux sublimes, que le génie seul peut continuer, sont arrêtés : ce ne sont souvent que des fondements ou des matériaux épars ça et là. Sa théorie de la Lune [C. 39, C. 392], entre autres, n'était qu'ébauchée. M. Clairaut a tracé la ligne qu'elle doit décrire en obéissant à la triple action qui maîtrise son cours, et qui la retient suspendue entre le Soleil et la Terre. Il nous a montré, dans des tables exactes [C. 41, C. 412], tous les pas qu'elle fait dans les cieux.

La comète de 1759, qui a trouvé encore ce génie sur la Terre, s'en est retournée dépouillée pour jamais de cet appareil effrayant et fantastique, que le préjugé et la superstition y observaient en pâlissant. Ces astres, aussi anciens que le monde mais toujours nouveaux pour chaque génération, qui ne présentaient jadis aux yeux de l'ignorance qu'une lumière funeste et malfaisante, brillent aujourd'hui d'un éclat innocent, et sont enfin placés au rang des astres qui nous éclairent. M. Clairaut, par la justesse de ses calculs et par la théorie qu'il en fait sortir, a tiré pour toujours cette vérité de l'incertitude de l'hypothèse [C. 51].

Ce grand homme s'appliquait encore à perfectionner les yeux de l'astronomie, en travaillant à une théorie fort étendue sur les avantages et les désavantages que donne chaque forme des verres des télescopes [C. 57, C. 58, C. 60], lorsque la mort l'arrêta. Il mourut à l'âge de cinquante-deux ans d'un rhume compliqué, avec une indigestion qui ne venait que de sa sobriété ordinaire [cf. 17 mai 1765 (1)]. Sur les instances d'un ami, il hasarda une exception à la règle qu'il s'était faite de ne jamais souper en ville.

Pour peindre en deux mots la droiture de son cœur et la douceur de son caractère, il suffit de dire ce qu'il a été, et qu'il n'a jamais eu d'ennemis. Le Roi lui accorda successivement plusieurs pensions [cf. 17 mai 1765 (3)], mais il est intéressant d'ajouter, pour l'encouragement des arts et la gloire du monarque qui les protège, que S. M. a daigné gratifier sa sœur d'une pension de douze cent livres [cf. [c. 1 octobre] 1765]. C'est ainsi qu'un Roi juste sait consoler les parents d'un homme célèbre.

On ne sera pas fâché de retrouver ici quelques vers de M. Clairaut. Le titre de géomètre semble exclure le goût de la poésie. Le vrai génie n'a reçu, dit-on, que le talent où il excelle. Tel est le jugement rigoureux que des esprits bornés osent prononcer pour se consoler, sans doute, de leur imperfection. C'est par cet arrêt qu'ils condamnèrent tout homme qui a le malheur de réussir dans plus d'un genre ; mais la nature, qui appelle de leur tribunal, fait de temps en temps des exceptions affligeantes pour eux. C'est ainsi que le célèbre Leibniz, sortant du chaos de la métaphysique, se délassait quelquefois à composer de jolis vers latins.

On a prétendu que ces vers étaient d'un M. Clément, auteur de quelques volumes d'un journal français qu'il a publié à Londres [(Clément 54)], et d'une tragédie de Mérope, qu'il a fait imprimer depuis celle de Voltaire. Mais il suffit que la voix publique ait attribué ces vers à M. Clairaut, et qu'ils aient été imprimés plusieurs fois sous son nom pour que nous soyons en droit de les lui conserver.

Vers de M. Clairaut [en fait de Pierre Clément (cf. 3 octobre 1739 (1))]

Laisse Clairaut tracer la ligne
Du rayon qui brille à tes yeux :
Armé d'un verre audacieux,
Qu'il aille au cercle radieux
Chercher quelque treizième signe :
Qu'il donne son nom glorieux
À la première tâche insigne
Qu'il découvrira dans les cieux.
Toi, d'un plus aimable délire
Écoute les tendres leçons :
D'une autre muse qui t'inspire,
Ne dédaigne point les chansons.
Quitte ce compas, prends ta lyre :
Je donnerais tout Pemberton,
Et tous les calculs de Newton
Pour un sentiment de Zaïre.

Ces petits vers sont meilleurs que la plupart de ceux que l'on fait de nos jours. Ils prouvent qu'un homme de génie est toujours au-dessus des esprits médiocre, lors même qu'il est le moins élevé.

Réponse de M. de Voltaire

Un certain chantre abandonnait sa lyre :
Nouveau Kepler, un télescope en main
Lorgnant le ciel, il y prétendait lire
Et décider sur le vide et le plein.
Un rossignol, du fond d'un bois voisin,
Interrompit son morne et froid délire :
Ses doux accents l'éveillèrent soudain :
À la nature il faut qu'on se soumette,
Et l'astronome, entonnant un refrain
Reprit sa lyre, et brisa sa lunette ([Le Tourneur] 66).

L'auteur de cet éloge, selon la table située en fin du volume dans lequel il est publié, serait un certain « M. Fontaine ». En fait, une coquille s'est glissée dans la table et son auteur est Pierre-Prime-Félicien Le Tourneur (1737-1788), ainsi qu'en témoigne, par exemple, la reproduction très légèrement modifiée de l'éloge dans une sélection des œuvres de cet homme de lettres (Le Tourneur 88, vol. 1, pp. 155-164).

Cet éloge est l'un « des mieux écrits » du recueil selon le Mercure de France (avril 1766, pp. 78-93), recueil jugé assez sévèrement (cf. 11 mai 1766 (1)).

La justesse du portait de Clairaut qui y est présenté est discutée par Chamfort (cf. 28 décembre [1766]).
Abréviations
Références
  • Clément (Pierre), Les cinq années littéraires, 4 vol., La Haye, 1754 [6 avril 1743 (1)] [10 mars 1748 (1)] [Plus].
  • Hospital (Guillaume-François-Antoine de l'), Traité analytique des sections coniques et de leur usage pour la résolution des équations, Paris, 1707 [[1723] (1)] [4 février 1751 (1)] [Plus].
  • Hospital (Guillaume-François-Antoine de l'), Traité analytique des sections coniques et de leur usage pour la résolution des équations, Paris, 1720 [[1723] (1)] [13 novembre 1765 (1)] [Plus].
  • [Le Tourneur (Pierre-Prime-Félicien)], « Éloge historique de M. Clairaut », Le nécrologe des hommes célèbres de France, 1 (1766) 235- 251 [Télécharger] [13 mai 1713 (1)] [Plus].
  • Le Tourneur (Pierre-Prime-Félicien), Le jardin anglois, 2 vol., Paris, 1788.
Courcelle (Olivier), « [c. avril] 1766 (2) : Parution de l'éloge de Clairaut, par Pierre Le Tourneur », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/ncocavrilcf1766po2pf.html [Notice publiée le 11 septembre 2011].