Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


1774 (1) : Les sœurs Planström : Cause célèbre et intéressante :
XLIVe Cause. Question d'état sur l'existence légale d'un mariage, et sur la légitimité des enfants qui en sont nés.

Les détails de cette cause sont très intéressants, mais on aurait peine à en croire la plupart des faits s'ils n'avaient pas été attestés par des actes authentiques.

Comme les parties n'étaient point d'accord entre elles sur une foule de circonstances, nous apporterons les narrations différentes sur lesquelles elles appuyaient leur défense.

Faits

Demoiselle Espérance-Marie B. du P. [Bouvet du Parc, cf. [c. 1 février] 1760] épousa en premières noces, on ignorait en quel pays, le marquis de Caraccioli, dont la famille est très considérable dans le royaume de Naples, et dont le nom est connu dans la république des Lettres.

Avant 1725, le marquis de Caraccioli habitait la ville de Palerme en Sicile. Cette ville, comme on le sait, est située à peu de distance de ce volcan si célébré par les poètes de l'Antiquité sous le nom de Mont Etna, et actuellement appelé par les habitants le Mont Gibel.

Le volcan, devenu plus impétueux pendant le séjour du marquis de Caraccioli à Palerme, donna lieu à un tremblement de terre assez violent ; plusieurs édifices furent renversés, et le marquis de Caraccioli, comme beaucoup d'autres, fut enseveli sous leurs ruines. Tels sont les faits que la notoriété publique apporta dans le temps aux nations voisines.

La dame D. [Bouvet du Parc !], veuve du marquis de Caraccioli, née française, et n'ayant plus rien qui l'attachât en Italie après la mort de son époux, revint dans sa patrie.

Le sieur P. de D. [Potier de Sévis de Pelletot !], mousquetaire du Roi, eut l'occasion de la voir, et chercha bientôt à la consoler de la perte qu'elle avait faite, en lui proposant de former de nouveaux liens. Elle l'épousa, et c'était sur la légitimité de ce mariage qu'on élevait des doutes. Plusieurs enfants sont nés de cette union, savoir, Anne-Robert-Eutrope P. de P. [Potier de Pelletot], né le 11 février 1727, et baptisé comme enfant légitime ; c'était celui qui réclamait son état ; Marie-Anne et Charles P. [Potier]. Ce dernier eut pour parrain M. de M., ministre d'état, et la marquise de M., épouse du premier président du parlement de Toulouse.

Quelque temps après la naissance du dernier de ces enfants, le sieur P[elletot] parut négliger absolument son épouse : un goût trop ardent pour les plaisirs l'entraînait vers de nouveaux objets, et les plaintes de sa femme étaient suivies de sa part de traitement rigoureux.

La dame de P[elletot] osa former en 1736 une demande en séparation de corps et de biens contre son mari : à qui persuadera-t-on qu'elle eût fait une tentative pareille si elle n'eût été que sa concubine.

Sur cette demande, il intervint sentence qui condamna le sieur P. de S. [Potier de Sévis de Pelletot] à payer à son épouse une provision de 3 000 livres, sans que ce dernier osât lui contester sa qualité de légitime épouse ; au contraire, il continua de la reconnaître comme telle tant qu'elle vécut. Elle mourut en 1742, et fut inhumée avec la qualité qui lui était propre de femme du sieur P[otier] de S[évis], chevalier, ancien mousquetaire de la garde du Roi.

Ici un nouvel ordre de fait va naître, car tout est étrange et singulier dans cette affaire.

On vient de voir qu'une mort arrivée près de la zone torride par les secousses d'un volcan impétueux avait été la cause première de l'engagement que le sieur P[otier] de S[évis] père avait contracté avec la veuve du marquis de Caraccioli ; on va voir qu'un voyage entrepris vers la zone glaciale n'a pas eu moins d'influence sur le second mariage qu'il a contracté.

On se rappelle qu'en l'année 1736, le zèle du gouvernement pour les progrès de la navigation le détermina à envoyer de célèbres académiciens, les uns vers l'équateur, les autres vers le cercle polaire arctique, pour déterminer la figure du globe terrestre.

Messieurs Clairaut et Maupertuis furent envoyés vers le Nord [cf. 3 septembre 1735 (1)].

La ville de Torno, située dans la Laponie suédoise, et placée sous le cercle polaire arctique, fut le siège principal de leurs observations.

Le temps n'est pas toujours propre aux observations astronomiques, et dans leurs moments de loisir ces philosophes se plurent à fixer leurs regards sur des objets qui étaient beaucoup plus près d'eux ; ils formèrent une liaison avec deux jeunes Lapones qu'ils amenèrent en France avec eux.

On soutenait que le père de ces deux étrangères tenait à Torno un rang distingué, qu'il était chef du conseil souverain de cette ville ; mais rien ne constatait la vérité de ce fait, et tout en annonçait la fausseté. En effet serait-il donc dans les mœurs de ce pays, qu'un homme qualifié envoyât ses deux filles courir le monde avec des hommes qu'il n'a vus que momentanément et qu'il ne reverra jamais ?

Quoi qu'il en soit, ce fut une nouveauté intéressante pour les habitants de cette capitale, que l'arrivée de ces deux jeunes Lapones sous la conduite de deux sages et de deux philosophes.

Au reste, on conçoit aisément que ces jeunes demoiselles avaient besoin qu'on aidât à leur subsistance. Elles savaient qu'elles obtiendraient chacune une pension du Roi en faisant une abjuration solennelle ; elles la firent. L'aînée fit ensuite profession religieuse dans l'abbaye du Trésor.

Quant à la cadette, elle avait apporté des climats glacés une effervescence de passions peu conciliable avec la tranquillité du cloître ; aussi se sentait-elle peu propre à goûter les maximes d'une religion qui les condamnait.

C'est ainsi qu'elle écrit en 1749 à une de ses amies à Stockholm : « Dites à ma mère de ne me plus parler de la religion catholique ; tous les écrits sur la religion n'ont servi qu'à tourner la tête à ma sœur ».

Quoi qu'il en soit, la singularité de la situation de la demoiselle de P. [Planström] cadette, qui s'annonçait comme voulant rester dans le monde, lui fit des partisans ; elle fut reçue avec bonté par une dame de qualité [la duchesse d'Aiguillon] qui lui donna un asile.

Le sieur de P[otier de] S[évis de Pelletot], encore jeune alors, et naturellement amateur de tout ce qui était marqué au coin de la singularité, chercha à faire connaissance avec la demoiselle de P[lanström]. Il se sentit une vive inclination pour elle ; les protecteurs de cette dernière le déterminèrent aisément à l'épouser, en lui faisant espérer de l'avancer dans le service militaire.

Le sieur de P[otier de] S[évis de Pelletot] sentit bien que pour se concilier l'affection de sa nouvelle compagne, il devait lui faire des avantages.

En conséquence, quoi qu'elle n'eût apporté de Torno ni argent ni pierreries, et qu'elle ne possédât rien en propre, il reconnut avoir reçu d'elle une dot de 50 000 livres, et stipula d'autres conditions très avantageuses pour elle. Leur contrat de mariage est du 23 novembre 1743 [1745 !, cf. 23 novembre 1745 (2)].

Cette union ne fut pas aussi heureuse que le sieur de P[otier] de S[évis de Pelletot] l'avait espéré ; ses protecteurs ne firent rien pour augmenter la situation du sieur de P[otier de] S[évis de Pelletot], et la nouvelle épouse fit beaucoup pour la détériorer.

La dissipation dans plus d'un genre donna lieu à des murmures de la part du mari, et les murmures du mari excitèrent les clameurs de la femme.

La femme, qui voulait d'affranchir de l'autorité maritale, forma, comme beaucoup d'autres en pareil cas, une demande indiscrète en séparation d'habitation, dont elle fut déboutée par sentence contradictoire du 6 septembre 1753. Elle eut le courage d'en interjeter appel, mais le sieur P[otier de] S[évis de Pelletot] l'arrêta au premier pas : « Après la démarche éclatante à laquelle vous vous êtes portée, lui dit-il, je dois être fort peu jaloux de votre société ; et pour vous donner la facilité de vivre dans une habitation séparée, je vous ferai volontiers une pension, quoique je n'aie rien reçu de vous. »

D'après ce langage, les parties se rapprochèrent pour ne plus se revoir. Il fut fait une transaction entre elles [cf. 25 septembre 1753 (1)], et la pension fut réglée à la somme de 500 livres, non compris les 300 livres que la demoiselle P[lanström] touchait du Roi. C'était peu pour la demoiselle P[lanström], mais c'était beaucoup de la part de son mari qui n'avait jamais rien reçu d'elle, et dont elle avait déjà dérangé les affaires.

La demoiselle P[lanström] s'assura donc une habitation séparée ; elle trouva des conseils et des consolations dans ses malheurs. On lui fit sentir qu'en prenant la voie de la séparation, elle n'avait pas pris celle qu'il fallait prendre : qu'une demande en séparation de biens aurait été plus utile, parce qu'elle l'aurait mise à portée de réclamer pour restitution de sa dot une somme de 50 000 livres que le sieur de P[elletot] avait bien voulu reconnaître avoir reçue d'elle.

Ce conseil fut adopté avec avidité : la demande en séparation de biens et en condamnation de 50 000 livres fut formée en 1758.

Le sieur de P[elletot] fut indigné de ce nouveau procédé de sa femme.

Les 50 000 livres, qu'il avait reconnu avoir reçues d'elle par son contrat de mariage, n'étaient qu'un don qu'il lui avait fait pour en recueillir le fruit après sa mort ; mais la conduite scandaleuse qu'avait tenue son épouse, depuis surtout la séparation volontaire, la rendait aux yeux de la loi indigne de ce bienfait ; et pour en acquérir une preuve légale, il rendit plainte en adultère contre elle [cf. 20 mars 1761 (1)].

Sur les premières informations [cf. 26 mars 1761 (1)], la demoiselle P[lanström] fut décrétée de prise de corps et emprisonnée au Châtelet [cf. 7 septembre 1761 (1)], où elle resta pendant quatre [deux !] ans.

Dans ce procès, cinquante-quatre [42 ?] témoins ont été entendus ; on sait combien il est difficile d'acquérir la preuve d'un pareil crime. La pudeur qui s'immole a besoin d'un voile épais pour se déterminer à ce sacrifice, mais quiconque a quelque connaissance du cœur humain peut juger sur des indices qui échappent aux grandes passions, soit en public, soit devant les moindres personnes, du but auquel elles conduisent dans l'ombre du mystère. Le magistrat, qui dans ce cas est certain comme homme, craint encore de condamner comme juge : flottant entre la persuasion et le cri de la loi qui lui demande des preuves physiques, il adopte quelquefois un parti propre à concilier l'un et l'autre : il attache au front de l'accusé l'opprobre de présomptions violentes ; il détache ses fers, mais il le laisse sous le poids d'une accusation subsistante, toujours prêt à frapper, s'il survient de nouvelles charges : il le renvoie enfin sous un plus amplement informé indéfini, manentibus indiciis.

Et c'est le sort que la dame de P[elletot] éprouva par arrêt de la Cour du mois de juin 1763 [9 juillet 1763 !, cf. 9 juillet 1763 (1)].

Les magistrats furent tellement persuadés du désordre qui régnait dans le commerce de la dame de P[elletot] avec son coaccusé, qu'en conséquence d'un retentum au bas de l'arrêt, les deux accusés furent exilés à vingt lieues de Paris, et à vingt lieues l'un de l'autre, par lettre de cachet.

La dame de P[elletot], ayant trouvé le moyen, à force de sollicitations, de faire lever l'ordre, elle a reparu dans cette capitale pour suivre l'effet de ses demandes contre le sieur P[otier] de S[évis de Pelletot] son mari. Elle s'est d'abord présentée en la Cour, son contrat de mariage à la main, et comme lui ayant apporté une dot de 50 000 livres. Sur le fondement de ce titre, elle a conclu en des provisions.

Il faut en convenir, la dame de P[elletot] avait un titre apparent, quoique sa dot ne fût que fictive et ne présentât qu'une donation dont elle s'était rendue indigne.

La Cour, fidèle aux principes qui veulent qu'en matière provisoire on se décide par la nature du titre et non sur les moyens du fonds, crut ne pouvoir se dispenser de lui adjuger les provisions demandées [cf. 7 septembre 1767 (1), 23 février 1768 (1)].

En vertu de ces arrêts, la dame de P[elletot] a fait différentes saisies sur son mari, entre les mains des fermiers de la terre de Pelletot, située en Normandie.

Le sieur de P[otier] de S[évis de Pelletot], pour soustraire le patrimoine de ses enfants aux poursuites de son épouse, usa d'un privilège autorisé en pareil cas en Normandie.

On sait quelle est en cette province la faveur du tiers coutumier, et que les enfants ont pour la réclamation de ce droit une hypothèque qui remonte au mariage de leur père, et que le père poursuivi par ses créanciers a le droit d'en abandonner l'usufruit à ses enfants à leur préjudice.

Le sieur P[otier] de S[évis de Pelletot] a jeté un coup d'œil sur les tristes débris de sa fortune ; il a vu que ce qui lui restait de biens ne suffisait pas même pour remplir son fils de son tiers coutumier. Par acte du 22 mars 1768 (1), il a fait démission au profit du sieur de P[elletot] son fils, de l'usufruit de tous les biens dont il jouissait.

Cette disposition anéantissait l'action de la dame son épouse, et mettait le sieur de P[otier] de S[évis de Pelletot] à portée de faire lever les saisies.

Elle a senti la nécessité d'attaquer cet acte, et de contester même la légitimité des enfants sortis du premier mariage de son mari avec la veuve du marquis [de] Caraccioli. Voici les faits sur lesquels elle appuyait sa défense et la manière dont elle faisait l'historique, tant de la vie de son mari, que de la sienne.

Demoiselle Élisabeth P[lanström], épouse du sieur de P[elletot], est née dans la ville de Torno aux extrémités de la Suède.

Le sieur Jacob P[lanström], son père, a servi dans les armées du roi de Suède en qualité de capitaine de cavalerie : il était premier conseiller du conseil supérieur de la ville de Torno, et dame Christine P[lanström], sa mère, était d'une famille illustre, également distinguée en Suède dans l'Épée et dans la Robe.

La dame de P[elletot] était parvenue à cet âge heureux où toutes les facultés de l'esprit sont développées, lorsque M. de Maupertuis, envoyé par le Roi pour faire de nouvelles découvertes utiles à l'astronomie, s'arrêta à Torno.

Les hommes recommandables s'emparent à la première vue de l'admiration et de l'estime : tout en eux porte un caractère de persuasion auquel il est difficile de résister, et tel fut l'effet que produisirent sur l'esprit de la dame de P[elletot] l'attachement de M. de Maupertuis aux vérités de notre religion et la pureté de ses mœurs.

Ce fut un trait de lumière qui décilla les yeux de la dame de P[elletot] ; elle saisit avec avidité la vérité qu'elle reconnut, et chaque jour ne fit plus que l'affermir dans la résolution de s'attacher pour jamais à notre religion.

À l'âge de 19 ans, elle osa concevoir le projet de quitter sa patrie et de venir implorer la protection de nos lois.

Sa sœur était dans les mêmes dispositions.

Elles trompèrent la tendresse de leurs parents, en les assurant d'un prompt retour ; elles reçurent leurs derniers embrassements ; elles rompirent tous les liens de la nature, et elles renoncèrent à tous les biens d'une famille opulente, pour se consacrer à la religion qu'elles avaient adoptée.

Leur sortie du royaume n'eut rien de clandestin ou de répréhensible. Le passeport, qui leur avait été donné par les magistrats souverains de Stockholm, avait été affiché pendant trois mois avant leur départ, suivant l'usage du pays.

Jusqu'alors ces deux jeunes étrangères n'avaient eu pour guide que le flambeau de la religion ; elles approchaient de cette capitale où une foule de dangers peuvent exposer la vertu même la plus affermie au naufrage.

Mais la piété, toujours active et vigilante, leur avait fait ouvrir un port assuré : la Communauté de l'Institution [Instruction !] Chrétienne les reçut dans son sein ; et après plusieurs mois d'une épreuve qui perfectionna leur vocation, elles abjurèrent le luthérianisme [cf. 15 mai 1740 (1)].

Madame la duchesse d'Aig[uillon], l'une des généreuses protectrices de la dame de P[elletot], avait pris tant d'intérêt pour elle, qu'elle n'eut plus d'autre asile que son hôtel ; et elle la combla de ses bienfaits.

La dame de P[elletot] jouissait alors d'un sort trop heureux ; elle devait être éprouvée par les malheurs les plus cuisants pour un cœur sensible.

Il y avait près de cinq années qu'elle était chez Madame la duchesse d'Aig[uillon], lorsque le sieur de P[elletot] se présenta pour obtenir sa main. Sa naissance et une fortune considérable parlaient en sa faveur ; il fut agréé, et il reçut en dot 50 000 livres, qui composaient toute la fortune de la dame de P[elletot]

La vie d'une femme qui est unie à un homme sans mœurs et sans délicatesse est une chaîne continuelle de malheurs.

Elle peut bien se rendre le témoignage que son cœur sera toujours vertueux, mais cela ne peut pas dire que sa vie ne sera jamais souillée de l'empreinte du crime ; la dame de P[elletot] en a fait une triste expérience.

Le sieur de P[elletot], sous des dehors honnêtes, cachait un cœur dépravé, dans lequel toutes les semences de la vertu étaient éteintes, qui n'avait plus de sentiment que ceux de la débauche, et dont l'horrible tendresse s'exhalait en injures grossières, et mettait en danger la vie de celle qui en était le malheureux objet.

Implacable ennemi, tous les moyens servaient également à sa vengeance. La vie de la dame de P[elletot] n'a plus été qu'une suite de traverses et d'afflictions.

Le sieur de P[elletot] rendit sa maison le théâtre de mille débauches ; sa femme fut forcée de ne voir sans cesse autour d'elle que des filles publiques, qui formaient la société de son mari. Élevée dans l'innocence et la sagesse, elle était le jouet de ces impudentes assemblées.

Aussitôt après son mariage, elle était devenue enceinte. C'était un nouveau titre qui devait la rendre chère à son époux, mais la nature parlait en vain à son cœur corrompu. Il était sourd à sa voix, et sa malheureuse épouse était sans cesse accablée des traitements les plus cruels.

La dame de P[elletot] était traitée de la même manière par trois enfants naturels qu'il lui avait présentés quelques temps après son mariage.

Ces enfants étaient les restes de ses débauches avec une femme nommée Caraccioli.

La dame de P[elletot] opposa toujours aux mauvais traitements de son époux une douceur inaltérable ; mais enfin, après cinq années de souffrances, elle fut obligée de se plaindre et de demander la séparation de corps et de biens.

Il n'y eut jamais de plus justes moyens de séparation, et la justice se serait empressée d'arracher cette victime des mains de l'oppression.

Mais son temple se ferma, et elle ne rendit plus les oracles.

L'oppression sous laquelle on faisait gémir la dame de P[elletot] en devint plus rigoureuse. Son mari, ses enfants naturels et des personnes qui leur étaient dévoués venaient l'insulter impunément : on lui faisait éprouver toutes les horreurs de l'indigence.

Les lois n'avaient point d'organes en ce moment [Exil du Parlement à Pontoise en 1753 NDM.] ; la dame de P[elletot] les eût inutilement réclamées : elle fut obligée de souscrire une transaction où tous ses droits furent sacrifiés.

Le sieur de P[elletot] s'est joué des engagements qu'il y avait contractés, et la dame de P[elletot] manquant toujours du dernier nécessaire, ne subsistait que par des emprunts et par les bienfaits de personnes charitables.

Cependant le calme se rétablit. La dame de P[elletot] eut recours à l'autorité des magistrats qui, par des arrêts multipliés, ont condamné le sieur de P[elletot] à lui payer 2 000 livres de pension alimentaire [cf. 13 février 1760 (1)].

Elle a été obligée pour jouir de l'effet de ces arrêts, de faire des poursuites ; mais son mari est parvenu, par des contestations sans nombre, à les rendre infructueuses, et il en conçut un ressentiment d'autant plus dangereux, qu'aucun frein ne pouvait le retenir.

Il avait souvent éprouvé que l'honneur était aux yeux de son épouse le bien le plus précieux, le plus cher à son cœur. Il osa la flétrir par les accusations les plus honteuses ; il a ramassé dans la crapule et la débauche où lui-même était plongé depuis longtemps, une vile cohorte de témoins dont la langue dévouée au mensonge et à l'imposture, distilla contre elle le venin le plus noir de la compagnie ; il la fit traîner dans ces cachots affreux [cf. 7 septembre 1761 (1)], qui font le séjour du crime et du désespoir ; elle y a gémi pendant deux années dans l'avilissement et dans l'opprobre, et elle n'en est sortie qu'avec l'empreinte des soupçons qu'entraîne à sa suite un plus amplement informé [cf. 9 juillet 1763 (1)].

Depuis cette époque, la dame de P[elletot], retirée dans la solitude, attendait du temps et des circonstances, quelque trait de lumière qui décillât les yeux de son mari et pût étouffer les semences de haine qu'il avait dans le cœur ; mais elle s'était trompée en espérant un changement semblable. Le sieur de P[elletot] pour consommer sa vengeance voulait la faire périr de misère.

Les poursuites qu'elle avait faites lui avaient procuré quelques faibles secours ; mais ils avaient été arrêtés par le fils naturel du sieur de P[elletot]

C'est à regret, disait la dame de P[elletot] que je suis obligée de retracer l'histoire scandaleuse de la dame Caraccioli, mère de cet enfant, mais elle est indispensable pour ma défense.

Cette femme née au Mans, y avait été trompée par un étranger qui prenait le nom de Carassa, marquis de Caraccioli, avec les titres pompeux de chevalier de la Clef d'Or du S[aint] Empire, et d'officier général des armées de l'Empereur. Après l'avoir épousée, et après en avoir eu plusieurs enfants, il l'avait abandonnée.

La dame Caraccioli, jeune encore, s'était attachée à un officier qui était en garnison au Mans, et qu'elle croyait le fils d'un homme puissamment riche.

Cet officier s'en amusa, l'emmena à Paris, mais il ne put pas l'y soutenir, et dans un souper de débauche, il la céda au sieur de P[elletot] son cousin germain.

Celui-ci l'avait reléguée dans le château d'une de ses terres, où il l'avait conduite avec le titre de sa femme.

Cette concubine enorgueillie de ce titre n'oublia rien pour l'obtenir réellement. Ne pouvant point prouver qu'elle fut dégagée de ses premiers liens, elle voulut engager le sieur de P[elletot] à fabriquer un faux extrait mortuaire de son premier mari.

Sur le refus du sieur de P[elletot], elle se porta au plus violent désespoir. Elle attenta à sa vie, on la trouva pendue dans son appartement, et n'ayant plus qu'un souffle de vie. Honteusement on lui donna de prompts secours qui la rappelèrent à la vie.

Peu de temps après, elle eut recours à une nouvelle ruse. Elle fit courir le bruit qu'une main ennemie, pour lui ravir son état, avait déchiré la feuille des registres de la paroisse de Sévis, sur laquelle était inscrit l'acte de célébration de son mariage avec le sieur de P[elletot]. Mais au moment de la mort, cette femme a avoué son imposture en présence du promoteur de l'officialité de Rouen, et elle a déclaré qu'elle n'avait jamais su ce qu'était devenu son mari, et que jamais elle n'avait été mariée au sieur de P[elletot].

Voilà les détails que la dame de P[elletot] prétendait tenir de son mari même.

Les enfants provenus de ce commerce criminel sont donc des bâtards.

Cependant le sieur de P[elletot], pour mettre le comble à ses vexations contre sa femme, et pour éluder l'exécution des arrêts de la Cour, a donné à ces enfants le titre de légitimes. Il s'est dépouillé volontairement à leur profit de l'usufruit de l'universalité de ses biens, et il ne s'est réservé qu'une pension alimentaire [cf. 22 mars 1768 (1)]

Cet abandon a été fait à titre de démission, et le sieur de P[elletot] y a déclaré que tous ses biens, dont il abandonnait l'usufruit, formaient le tiers coutumier réservé aux enfants par la Coutume de Normandie.

Cet acte de démission est le titre qui a servi de fondement aux saisies du fils naturel du sieur de P[elletot].

La dame de P[elletot] réclamait la protection des lois contre ce dernier trait du ressentiment de son mari.

Elle demandait, en qualité de créancière et de légitime épouse, que cet acte fût déclaré nul et frauduleux.

Le premier moyen de la dame de P[elletot] était le vice de la naissance du fils du sieur de P[elletot].

Suivant les principes, disait-elle, l'effet des démissions est de faire venir les enfants à la succession de leur père, par une fiction légale qui suppose que véritablement la succession est ouverte. D'où il résulte qu'il n'y a que le père qui a des enfants légitimes qui puisse faire une démission, et qu'il n'y a que les enfants légitimes qui sont au premier degré dans la ligne directe qui puissent être les objets d'une démission.

Si donc, disait la dame de P[elletot], les enfants du sieur de P[elletot] ne justifient pas leur légitimité, s'ils ne justifient pas qu'il aient les caractères distinctifs de l'enfant et de l'héritier, la démission faite en leur faveur est nulle.

Suivant les lois de la religion et de l'état, le mariage valablement contracté est la seule union légitime qui puisse donner à l'enfant qui en est le fruit ces caractères distinctifs.

Les enfants du sieur de P[elletot] doivent donc prouver pour établir leur légitimité qu'il a existé un véritable mariage entre le sieur de P[elletot] et la dame C[araccioli], et que ce mariage a été valablement contracté.

Les ordonnances de Blois, de Moulins et de 1667, et la déclaration du Roi de 1736 veulent qu'il soit tenu dans toutes les paroisses des registres publics, destinés à assurer l'état des personnes, sur lesquels soient inscrits tous les actes de baptême, mariage et sépulture.

Ces registres sont dans nos mœurs la seule preuve de l'état des personnes ; l'on rejette toutes [l]es présomptions sur une matière si délicate.

Notre droit diffère en cette partie du droit romain qui admettait toute espèce de preuves pour suppléer à celle des registres publics.

Cependant, lorsque ces registres sont perdus, ou bien lorsqu'il y a impossibilité absolue de découvrir la paroisse où le mariage a été célébré, l'Ordonnance de 1667 et la jurisprudence admettent, dans ce cas seulement, la preuve testimoniale sur l'existence et la certitude du mariage ; mais, disait la dame de P[elletot], les enfants dont je conteste la légitimité ne sont point dans ces exceptions ; on ne peut donc les reconnaître pour légitimes, que lorsqu'ils représenteront :
1°. L'extrait de la célébration du mariage prétendu du sieur de P[elletot] et de la dame Caraccioli.
2°. L'extrait mortuaire du sieur Caraccioli pour prouver qu'à l'époque de ce prétendu mariage la dame de Caraccioli était dégagée de ses premier liens, et libre de les contracter.
3°. Tous les actes nécessaires à la validité des mariages et dont l'omission ferait encore déclarer ce mariage prétendu, non valablement contracté.
Or, ajoutait la dame de P[elletot], les enfants dont j'attaque l'état ne font aucune de ces preuves.

Il en résulte donc qu'ils ne sont point enfants légitimes, qu'ils ne peuvent pas jouir des droits réservés seulement aux enfants légitimes, et qu'en conséquence l'acte de démission fait en leur faveur est nul.

Ils opposaient les actes de possession pour suppléer aux preuves requises par la loi ; mais la dame de P[elletot] combattait leurs moyens par le suffrage de M. d'Aguesseau. Voici le passage qu'elle citait :

« Ce serait attaquer, disait ce magistrat illustre, l'esprit de nos plus saintes lois, et donner un prétexte pour troubler le repos des familles, et pour renverser les plus solides fondements de la société civile, que de permettre de prouver par raisonnements et par conjecture qu'il y a eu un mariage existant et de prendre dans un matière si délicate la renommée pour juge, et le public pour témoin.

Si de telles circonstances ont par quelquefois considérables si l'on a écouté de pareilles présomptions, le plus heureux succès qu'elles aient jamais pu avoir, c'est de faire obtenir la permission de faire preuve par témoins. »

À l'autorité de ce grand magistrat se joignait celle de la jurisprudence.

En 1691, François et Gabriel de Senlis contestaient la légitimité de Jacquette de Senlis.

Celle-ci ne rapportait point l'extrait de la célébration du mariage de ses père et mère ; mais la perte des registres était articulée et prouvée, et elle justifiait la vérité du mariage de ses père et mère sur leur contrat de mariage, qui était rapporté sur une quittance de la dot, qui, étant passé par devant notaire dans un acte authentique, était la présomption la plus forte de la vérité du mariage ; enfin elle se fondait sur les actes les plus multipliés de la possession où elle avait été, ainsi que sa mère, de l'état de femme, de veuve et de fille de Jacques de Senlis, et par lequel la tutelle de Jacquette avait été déférée à Anne Baudet sa mère.

Le Châtelet de Paris ordonna la preuve testimoniale sur le fait de l'existence du mariage.

Les enquêtes n'établirent point l'existence du mariage, mais elles justifièrent dans Anne Baudet et Jacquette de Senlis une possession d'état incontestable.

Or cette possession fut regardée comme insuffisante pour établir la vérité du mariage, et la sentence du Châtelet fit défense à Jacquette de Senlis d'en porter le nom.

Cette sentence fut confirmée par un arrêt du Parlement du 17 mai 1691.

Si on applique cet arrêt à cette cause, il est certain que les enfants du sieur de P[elletot] ne pouvaient être écoutés, lorsque ils présentaient la possession d'état comme le complément de toutes les preuves, comme une fin de non recevoir qui éloigne tous ceux qui refusaient de connaître leur état ; enfin, comme un titre victorieux pour les y maintenir.

Les arrêts de 1729 et 1676 ont été rendus sur le motif qu'il était prouvé que ces parties dont le mariage était attaqué avaient tant eu d'honneur, de régularité et de religion qu'il était impossible qu'elles eussent vécu dans le concubinage, et quelles fussent mortes dans cet état.

La possession, au surplus, continuait la dame de P[elletot], n'a jamais eu de plus grands succès que de faire admettre à la preuve testimoniale. Or les enfants du sieur de P[elletot] ne demandaient point cette preuve ; c'était donc sans objet qu'ils invoquaient cette possession.

Mais quels étaient encore les actes sur lesquels on prétendait la justifier ?

L'on rapportait les extraits baptistaires des trois enfants issus de l'union du sieur de P[elletot] et de la dame Caraccioli.

Les précautions que l'on avait prises dans ces actes pour cacher le vice de la naissance de ces enfants ne servaient qu'à le faire découvrir.

Ce n'est point à Sévis, paroisse du domicile des parties, que l'aîné de ces enfants avaient été baptisé ; on avait éprouvé des difficultés de la part du curé de cette paroisse sur l'énonciation de la légitimité ; on avait pris la précaution de porter cet enfant dans une paroisse voisine, dans le village de Longueil, qui est à quelques lieus de Sévis, parce que l'ignorance du curé et des habitants favorisaient le concert de fraude que l'on commençait à former dès lors.

Les parrain et marraine étaient des gens obscurs qui n'avaient pris dans cet acte aucune qualité.

Ce n'était non plus à Sévis que le second enfant avait été baptisé, mais à la paroisse de Saint-Ouen de la ville de Rouen. L'acte baptistaire ne faisait pas mention du jour ni du lieu de la naissance ; il ne disait pas par qui le baptême avait été administré ; il n'avait pas même été signé par un prêtre ; il ne portait d'autre signature que celle de Sévis ; on y trouvait, à la vérité, deux marques que l'on supposait être celles du parrain et de la marraine ; mais il n'y était pas fait mention qu'ils eussent déclaré ne savoir point signer. Ainsi il était évident que toutes les lois avaient été enfreintes et méprisées dans ces actes irréguliers.

L'Ordonnance de 1529, art[icle] LXI et LXII, et celle de 1567, titre 20, article VIII, exigent que les actes de baptême contiennent le temps et l'heure de la naissance, et qu'ils soient signés par le curé ou le vicaire.

Le troisième enfant avait, il est vrai, été porté à la paroisse de Sévis, mais c'était avec des précautions qui n'étaient pas moins suspectes.

Ce baptême s'était fait sans aucun témoin ; il n'avait point été administré par le curé, mais par un chanoine, par un étranger auquel il avait été facile d'en imposer, ou qui peut-être était dévoué au sieur de P[elletot].

Dans cet acte baptistaire le chanoine complaisant avait donné à ce troisième enfant la qualité de légitime, et à la dame de Caraccioli celle d'épouse.

Le curé de Sévis ne put trahir ainsi la vérité de son ministère ; il refusa à l'enfant la qualité d'enfant légitime, et à la dame Caraccioli celle d'épouse, et il rétablit la vérité qu'une main téméraire avait déguisée après lui.

Ces deux actes présentaient d'ailleurs une contradiction singulière sur la date de la naissance. Suivant l'un, elle était du 5 novembre 1731, suivant l'autre, du 24 novembre 1729. Si ce n'était qu'une erreur, il était bien extraordinaire qu'elle se trouvât dans l'année, dans le mois et dans le jour.

C'est cependant sur de pareils actes que les enfants du sieur de P[elletot] appuyaient leur légitimité.

M. d'Aguesseau, dans son plaidoyer contre Jacquet[te] de Senlis, fit remarquer qu'elle avait été aussi baptisée à trois lieues du domicile de sa mère : que ce baptême avait été administré par un prêtre étranger qui ne s'était dit dans l'acte ni vicaire, ni prêtre habitué de la paroisse, et que l'acte baptistaire ne faisait mention ni du jour, ni du lieu de la naissance.

Ce magistrat disait que d'après ces circonstances, il était impossible de ne pas concevoir des soupçons violents, des présomptions légitimes contre la vérité de cet acte, et qu'il devait être retranché de la cause comme un pièce inutile.

Les trois actes baptistaires des enfants de la dame Caraccioli offraient des circonstances bien plus frappantes. Il fallait donc, concluait la dame de P[elletot], les rejeter de la cause, ou n'y avoir aucun égard.

Quand même ces actes eussent été suivis d'une possession constamment établie, cette possession serait encore abusive ; mais les autres preuves de cette possession prétendue étaient fort équivoques.

On reprochait, à la vérité, à la dame de P[elletot] d'avoir même reconnu ces enfants pour légitimes, mais tous les actes qu'on rapportait à cet égard avaient été consentis par la dame de P[elletot] pour éviter un traitement rigoureux. Ils ne pouvaient donc être regardés comme des actes libres et volontaires.

Jacquette de Senlis faisait en 1681 le même reproche à François et Gabriel de Senlis, qui l'avaient reconnue librement et sans contrainte. Ce moyen ne fut de nulle considération.

On invoquait encore une multitude de titres ; mais on ne pouvait y ajouter aucune foi ; les uns avaient été dictés par l'intérêt, et les autres donnés à l'honnêteté ou aux circonstances.

La dame de P[elletot] leur opposait une preuve bien plus forte, puisqu'elle était émanée de la famille de son mari.

Un parent du sieur de P[elletot] lui écrivait en ces termes : « Votre mari est au château de Pelletot avec sa prétendue belle-fille et son prétendu beau-fils ».

L'inventaire fait après le décès de la mère de la dame Caraccioli était encore d'un grand poids pour détruire cette possession prétendue des enfants du sieur de P[elletot].

À l'époque de cet inventaire, la dame Caraccioli était morte.

Sa famille, qui avait à rougir de ses dérèglements, obligée de la rappeler dans cet acte, ne lui donne d'autre qualité que celle de la femme du sieur Caraccioli ; c'était la seule qu'elle eût prise à la face des autels, la seule qui lui appartînt. On ne lui donne point celle de femme du sieur de P[elletot], parce qu'elle ne l'a jamais eue, parce qu'elle formait son crime et la honte de sa famille.

On voit aussi par cet acte que cette famille honnête et respectable refusait de reconnaître les fruits de cette union criminelle. L'intitulé de l'inventaire rappelait tous les héritiers, ceux même qui étaient absents, et il ne faisait nulle mention des enfants du sieur de P[elletot] ; il les excluait même, n'y rappelant par représentation de la dame de C[araccioli], que les enfants du sieur C[araccioli].

Ce n'était point ici un témoignage isolé, c'était celui d'une famille entière, celui de la famille même de la dame Caraccioli ; de quel poids n'était-il pas dans cette cause ?

Des titres de possession ne peuvent donc être d'aucune autorité sur cette matière ; ils étaient même rejetés par les lois romaines, quoiqu'elles reçussent toute espèce de preuve pour suplééer à ces des tables ; non epistolis necessitudo consanguinitatis, sed natalibus conjungitur.

Enfin ces preuves prétendues étaient détruites par des actes contraires, bien plus dignes de foi, par le contrat de mariage de la dame de P[elletot] et par l'inventaire fait après le décès de la mère de la dame de Caraccioli.

Dans le contrat de mariage [cf. 23 novembre 1745 (2)], le sieur de P[elletot] n'avait pas pris la qualité de veuf, mais seulement celle de majeur : il y avait traité comme un homme qui n'avait pas d'enfants.

Il avait doué sa femme du douaire coutumier ; c'était, suivant la coutume, l'usufruit du tiers de ses biens ; il lui avait assigné un préciput de 10 000 livres ; enfin il avait été fait entre les conjoints un don mutuel et une donation entre vifs de 50 000 livres.

Le sieur de P[elletot] était-il donc libéral de ce dont il ne pouvait disposer ? S'il eût eu des enfants du premier lit, l'Édit des secondes noces ne lui eût pas permis de donner à la dame de P[elletot] plus d'une part d'enfant.

Quel égard devait-on avoir dans de pareilles circonstances à quelques lettres particulières dans lesquelles les enfants C[araccioli], pour obtenir de faibles secours que leur indigence sollicitait, avaient eu la bassesse de reconnaître des étrangers condamnés dès leur naissance à une honte éternelle, et qu'ils avaient méconnu avec toutes leur famille, lors de l'ouverture de la succession de leur aïeule ?

Les enfants de la d[am]e Caraccioli, disait la dame de P[elletot], étonnés de la force des moyens qui s'élevaient contre leur légitimité, dans l'impuissance d'en rapporter les preuves essentiellement requises par la loi, enfin, en désespoir de cause, ont eu recours à cette fable inventée autrefois par la dame Caraccioli. On se rappelle que cette femme, pour se donner, malgré le sieur de P[elletot] lui-même, l'état de son épouse légitime, avait répandu dans le public qu'une main ennemie avait déchiré le feuillet des registres sur lequel était inscrit l'acte de célébration de son mariage avec le sieur de P[elletot].

Ses enfants avaient osé, à la veille du jugement, accuser de ce crime le sieur de P[elletot] lui-même, leur bienfaiteur, leur père ; toutes les âmes honnêtes avaient frémi ; car si la prescription arrête le glaive de la loi, elle n'efface pas la honte du crime ; mais cette accusation était une calomnie, et l'allégation de l'enlèvement du feuillet une supposition.

Les registres de la paroisse de Sévis existaient ; il était facile de les vérifier et d'en rapporter la preuve. On ne l'avait pas fait ; on n'avait pas même osé articuler ce fait par des conclusions précises.

La consultation rapportée ne le prouvait point ; elle parlait de ce fait comme une allégation de la dame C[araccioli]. Elle était bien une preuve que cette femme répandait le bruit de cet enlèvement ; mais elle ne prouvait point ce fait en lui-même.

D'ailleurs, ce fait eût-il été prouvé, il n'en serait résulté que le droit d'admettre la preuve testimoniale de la vérité du mariage ; or, les enfants du sieur de P[elletot] ne demandaient point cette preuve ; c'était donc encore sans objet qu'ils avaient allégué ce fait. Ainsi, concluait la dame de P[elletot], les enfants de la dame de Caraccioli sont des bâtards qui n'ont point les caractères distinctifs de l'enfant et de l'héritier, qui sont dans une incapacité absolue pour recueillir par la voir d'une démission une succession ab intestat, et pour recevoir une portion légitimaire, réservée seulement aux enfants provenus d'un mariage valablement contracté [M. Nolleau le jeune était le défenseur de Madame de P[elletot] NDE]

Le défenseur [M. Vermeil NDE] du sieur de P[elletot] divisa ses moyens en deux parties. Il soutint
1°. Que le sieur de P[elletot] fils n'avait aucune incapacité dans sa personne, et qu'étant légitime, son père avait pu faire une démission en sa faveur.
2°. Que l'acte était valable suivant la Coutume de Normandie, où les biens étaient situés.

L'incapacité qu'on prétendait dans la personne du sieur de P[elletot] était la bâtardise : il n'est pas douteux que s'il était bâtard, il était incapable de prendre le tiers coutumier dont son père lui avait abandonné la jouissance.

Mais pour enlever le bénéfice de cet acte, il fallait donc que la dame de P[elletot] commençât à prouver que le sieur de P[elletot] était réduit à la honte de la bâtardise.

C'était à elle de prouver parce que c'était elle qui inquiétait le sieur de P[elletot] dans sa possession, et que tout demandeur est obligé de justifier du fait sur lequel il fonde sa demande.

Qu'est-ce d'abord que la possession d'état ? C'est la possession de la place qu'un citoyen occupe dans une famille.

Cette possession a toujours été regardée comme le titre le plus recommandable en matière d'état.

Dans ces temps où la simplicité des mœurs en garantissait l'innocence, un citoyen n'avait d'autres preuves de son état que la possession même de la place qu'il occupait dans une famille.

Un enfant naissait, il était élevé sous les yeux du père comme son fils, il le présentait comme tel à sa famille, à ses amis ; il croissait avec ce titre, le public en était instruit, et cette opinion toujours soutenue, que tel était fils de tel, faisait la preuve de son état ; la bonne foi n'en exigeait pas d'autres.

Mais les progrès de l'esprit et des arts ont multiplié les besoins des hommes, et les besoins ont malheureusement étendu l'empire des passions. Les lois ont dû prendre des précautions nouvelles pour réprimer leurs entreprises ; ainsi les Romains, les législateurs du monde, dans la crainte que l'intérêt ne substituât un enfant à un autre, ou qu'un enfant, fruit de la débauche, ne prétendît aux honneurs de la légitimité, établirent l'usage des tables surs lesquelles étaient gravés le jour de la naissance des citoyens, leur nom et celui de leurs auteurs. Mais si le titre primordial était égaré ou perdu, la possession d'état n'en était pas moins décisive, et c'est ce qui fait dire à la loi romaine, flaetuum tuum, natali processione perditâ, mutilatum non esse certe jursi est.

Nos législateurs ont imité la sagesse des Romains, par différentes ordonnances, et entre autres par celle de 1667. Ils ont voulu, pour assurer l'état des hommes, que leur naissance, leur mariage, leur mort fussent consignés dans des registres publics. Mais ces précautions, toutes sages qu'elles sont, ne suffisent point encore pour assurer l'état d'un citoyen dans sa possession. La méchanceté peut abuser de tout, et des individus étrangers à ces actes publics, pourraient souvent se les adopter, si une possession d'état contraire ou un défaut absolu de possession d'état ne les empêchait d'y prétendre.

La possession est donc encore une fois chez nous, comme dans l'ancienne Rome, la plus forte preuve que l'on puisse rapporter en matière d'état. Les preuves littérales périssent, ou par le laps de temps, ou par des incendies, ou par mille accidents divers ; mais la possession d'état est toujours vivante, sa voix est une voix publique comme celle de la loi ; elle frappe tous les yeux ; elle parle à toutes les oreilles.

Un enfant est-il en possession de l'état de fils légitime de tel ou tel, la justice l'y maintient toujours, jusqu'à ce que celui qui l'attaque ait démontré qu'elle est injuste. Cet enfant n'est point obligé de justifier d'actes qui ne sont point de son fait, de rapporter d'extrait de célébration de mariage de ses père et mère, parce qu'il n'est point obligé de savoir dans quels lieux ils ont contracté, parce que les registres peuvent être perdus, parce qu'il peut y avoir des lacérations, parce qu'en un mot, celui qui est en possession de l'état d'enfant légitime à la présomption de droit en sa faveur.

Ce principe est fondé sur la jurisprudence la plus constante et la plus universelle de tous les tribunaux du royaume : il suffit de parcourir les arrêtistes pour trouver dans leurs recueils une foule de monuments qui constatent cette vérité. Il ne s'agissait donc que d'examiner si le sieur de P[elletot] pouvait invoquer ce moyen. A-t-il en effet pour lui la possession d'état de fils légitime du sieur de P[elletot] son père, et de la demoiselle du P[arc] sa mère.

La possession d'état se reconnaît à trois caractères, nomen, tractatus et fama.

Un enfant légitime doit porter le nom de son père, nomen, ; un bâtard pour l'ordinaire ne le porte pas.

Celui qui n'est coupable que d'une faiblesse respecte encore les mœurs. Son bâtard n'a dans le public qu'une existence obscure et cachée ; il ne veut pas que cet enfant fasse rougir son auteur. Ainsi, le fils qui porte le nom de son père, a pour lui le premier caractère de la légitimité.

L'enfant légitime doit être traité comme tel par son père et par ses parents, avec ces égards, cette piété tendre, dont la nature et la religion font une douce loi, et non avec cette commisération pénible pour celui qui l'accorde, et humiliante pour celui qui la reçoit, telle que celle qu'on doit au malheureux fruit de sa faiblesse et de sa honte.

L'opinion publique doit le regarder comme tel, fama.

Or le sieur de P[elletot] fils réunissait ces trois caractères. Les trois époques les plus propres à constater l'état des hommes sont celles de sa naissance, mariage et sépulture, parce que ces sortes d'évènement intéressent une famille entière.

1°. C'est le sieur de P[elletot] lui-même qui a présenté ses enfants comme légitime pour être baptisés ; il était présent à cette cérémonie religieuse ; c'est lui-même qui avait été aux pieds des autels remercier l'Être Suprême de la fécondité d'une union sanctifiée par le sacrement de mariage.

2°. Un de ses enfants avait été nommé par M. de M., ministre d'état, et par Madame de M., veuve d'un président à mortier du parlement de Toulouse ; à qui persuadera-t-on que des personnes aussi distinguées aient voulu se rendre complice d'une union criminelle, et protéger le vice et la débauche ?

3°. La possession d'état de la mère venait à l'appui de celle des enfants. D'abord une foule de lettres du sieur de P[elletot] attestaient qu'il avait reconnu la demoiselle d[u Parc] pour son épouse légitime ; il lui donnait le nom de sa chère femme, et ses lettres étaient adressées à Mad[am]e de P[otier] de S[évis] en son château. Une seconde preuve de la possession d'état de la mère se tirait d'une demande en séparation d'habitation qu'elle avait formée en 1736 ; or, qui pourra imaginer qu'une concubine, qu'une femme qui sait quelle n'est point mariée, ait l'audace de porter dans les tribunaux une prétention pareille, au risque de voir dévoiler tout à coup sa turpitude ? Et qui pourra surtout se persuader qu'après une démarche aussi indiscrète, le sieur de P[elletot] n'eût pas renvoyé une concubine insolente qui ne lui était attachée par aucun lien légitime ?

Cependant elle obtint une provision de 3 000 livres, et elle se retira ensuite à Rouen dans le couvent du Saint-Sacrement, où elle mourut, et fut enterrée comme épouse légitime du sieur de P[elletot]. Son inhumation fut faite en présence de son enfant ; et son époux lui rendit les derniers devoirs en signant l'acte mortuaire.

Depuis la mort de son épouse, le sieur de P[elletot] a marié sa fille comme légitime, et le contrat a été signé de la famille. Le sieur de P[elletot] fils a été également marié comme fils légitime : ce qu'il y avait de plus remarquable, c'est que la dame de P[elletot] elle-même avait alors reconnu authentiquement et solennellement sa légitimité.

En fallait-il davantage pour prouver la possession d'état du sieur de P[elletot] ? Non, sans doute. Il s'est présenté peu de causes de cette espèce devant les tribunaux, où la légitimité contestée fut plus évidente : aussi le parlement de Paris s'empressa-t-il, par son arrêt rendu sur les conclusions de M. l'avocat général de Vaucresson, le 16 janvier 1772 [cf. 16 janvier 1772 (1)], de confirmer l'état des enfants du sieur de P[elletot]. Nous ne rapporterons point la partie des moyens ni de l'arrêt qui concerne le tiers coutumier et la validité de l'acte de démission, parce que sur cet objet, les parties se sont pourvues au Conseil (Des Essarts 74).

Gallica

Merci à Jean-Pierre Martin, l'auteur de (Martin 87), qui m'avait indiqué l'existence et les références de cette Cause célèbre, et à Mary Terrall, l'auteur de (Terrall 02), qui m'en avait procuré copie.
Abréviations
  • NDE : Note de l'éditeur.
  • NDM : Note de moi, Olivier Courcelle.
Références
  • Des Essarts (Nicolas-Toussaint Le Moyne dit), « XLIVe Cause. Question d'état sur l'existence légale d'un mariage, et sur la légitimité des enfants qui en sont nés », Causes célèbres, curieuses et intéressantes, tome 7, Paris, 1774, pp. 49-114 [Télécharger].
  • Martin (Jean-Pierre), La figure de la Terre, Cherbourg, 1987 [3 septembre 1735 (1)] [3 mars 1736 (2)] [Plus].
  • Terrall (Mary), The man who flattened the Earth, University of Chicago Press, 2002 [Maupertuis] [20 septembre 1736 (3)] [Plus].
Courcelle (Olivier), « 1774 (1) : Les sœurs Planström : Cause célèbre et intéressante », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/n1774po1pf.html [Notice publiée le 7 mai 2013, mise à jour le 29 juin 2013].