Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


[c. décembre] 1761 : Clairaut écrit au Journal des sçavans :
Messieurs,

Comme je me trouve fortement intéressé dans une partie très considérable du livre [(Alembert 61-80, vol. 1-2 ; AIII/1)] que M. d'Alembert vient de publier [cf. 18 novembre 1761 (2)], j'ai cru devoir prévenir le compte que vous en rendrez par quelques observations sur ce qui a donné lieu à la critique qu'on y trouve de mes ouvrages.

Cette critique porte sur ma solution du problème des trois corps, et sur l'application que j'en ai faite tant à la théorie de la Lune qu'à celle des comètes. Les objections qu'elle contient sont, en grande partie, l'extension de celles que le même auteur avait déjà formées dans plusieurs volumes précédents [(Alembert 54-56)], auxquelles je ne me proposais de répondre que par une nouvelle édition de ma théorie de la Lune, dans laquelle les points contestés par M. d'Alembert auraient été prouvés d'une manière qui l'aurait satisfait, sans qu'il parût dans le public qu'il m'avait attaqué.

J'étais d'autant plus porté à en user ainsi avec ce célèbre académicien, qu'il avait évité, autant qu'il lui était possible, de me nommer en examinant mes recherches. Je me trouvais flatté doublement d'occuper une place considérable dans ses ouvrages, et d'avoir une occasion de faire valoir les miens sans être exposé aux inconvénients d'une dispute.

Je suis bien fâché de n'être plus dans le même cas, et surtout de voir mon illustre adversaire me donner pour l'agresseur : c'est moi, dit-il, qui le force à parler des défauts de ma solution par la nécessité de défendre la sienne contre mes objections.

Comme les fautes dans les procédés m'ont toujours paru plus importantes à éviter que celles qu'on peut commettre dans les calculs, je commencerai par rappeler ce qui m'a donné occasion de parler de M. d'Alembert, et ce que j'en ai dit. On jugera si cela devait m'attirer le long et sévère examen qu'il a fait de mes ouvrages, et comment je sortirai de cet examen.

Il parut en 1759 [Voyez la p. 181 du tom[e] 2 de l'Observateur littéraire [cf. [c. mai] 1759 (2)], et le second volume de juillet du Journal encyclopédique [cf. [c. 15 juillet] 1759] NDA] deux écrits anonymes, attribués alors à M. d'Alembert, (et qu'il est encore plus difficile maintenant de donner à un autre) dans lesquels on avait pour objet 1° De confondre mon annonce de la comète, fondée sur une véritable théorie, avec celle que le célèbre Halley avait faite dans un temps, où de son aveu, la Géométrie n'avait pas encore fourni de moyen pour cette recherche. 2° De réduire tout mon travail à une application plus pénible que difficile des nombres à une formule analytique qu'on trouvait aussi bien dans la solution que M. d'Alembert avait donnée du problème des trois corps que dans la mienne ; vérité de laquelle on prétendait que je ne disconviendrais pas. 3° Que la différence qui s'était trouvée entre mon annonce et l'observation était une erreur grossière, on l'a trouvait même telle, qu'on me faisait la grâce de l'attribuer aux personnes qui m'ont aidé dans mes calculs arithmétiques.

C'est en répondant [C. 49, cf. 11 août 1759 (1)] à ces écrits offensants que j'ai dit qu'on m'interpellait à tort pour assurer que la solution de M. d'Alembert, dans l'état où elle était, pouvait s'appliquer aussi facilement que la mienne au calcul des comètes, quoiqu'elle fût d'ailleurs très belle. Il me semble que me trouvant aussi maltraité que je l'étais par la plume inconnue de M. d'Alembert, je ne pouvais guère parler plus modérément de ce que j'avais fait de plus que ce savant, dans une branche de notre problème des trois corps, qu'il n'avait jamais examinée qu'en passant ; et que lorsque j'ai dit que ma théorie des comètes était la suite d'une intégration délicate et neuve, qui était le principe fondamental de ma solution, ce n'était pas là prendre un ton qui dût révolter personne ; ces paroles ont cependant choqué M. d'Alembert ; il s'étonne que je qualifie ainsi cette intégration, et donne à entendre qu'elle n'était qu'une opération connue.

Je conviendrai, si l'on veut, qu'il aurait été mieux de ne pas donner moi-même le moindre éloge à mon travail ; mais on m'accordera aussi que le moment où il est le plus difficile à un auteur de ne pas parler avantageusement de son ouvrage, est celui où ses adversaires font des efforts pour le déprimer.

Au reste, pour faire voir à M. d'Alembert comment je me suis abusé sur le mérite de mon intégration, et comment je n'ai pas pu soupçonner que j'eusse été prévenu par le savant qu'il cite, je rapporterai ce que m'en a écrit cet illustre géomètre [Euler, cf. 2 juin 1750 (1)] dans le temps où je la lui ai envoyée.

Vous m'avez fait un plaisir infini de m'avoir envoyé les feuilles de 1745, qui contiennent votre théorie de la Lune ; car ce volume n'est pas arrivé chez nous. J'ai examiné votre mémoire avec le plus grand empressement, et j'en ai tiré des éclaircissements très considérables ; ayant appris par votre deuxième lemme d'éliminer l'élément du temps des deux équations différentio-différentielle, auxquelles la théorie de la Lune conduit : ce qui fournit des avantages très considérables dans l'analyse de ces équations. J'ai été d'autant plus ravi de cette découverte, puisque j'ai tâché depuis longtemps en vain de parvenir à ce but.

Au reste, on doit croire qu'en rapportant ces paroles, mon but n'est point d'en tirer aucun avantage sur le savant qui a pensé si avantageusement de ma solution ; la sienne est remplie d'un si grand nombre de belles recherches, qui découlent de sa propre méthode, qu'il peut donner quelques éloges aux autres sans se faire tort.

Comme il serait déplacé d'entrer maintenant dans de plus grands détails, pour faire voir ce qui m'avait induit à penser avantageusement de ma solution en général ; je ne chercherai plus à me justifier que de l'idée que j'en ai donnée relativement à celle de M. d'Alembert ; mon tort vis-à-vis de savant académicien est donc d'avoir dit que sa solution du problème des trois corps dans l'état où elle était avant que j'entreprisse la théorie des comètes, n'était pas aussi applicable que la mienne à cette théorie.

Qu'on pèse mes paroles et qu'on se ressouvienne qu'elles n'ont été lâchées que dans le moment où je venais d'être attaqué par une main cachée, à la vérité, mais dont les traits avoient une direction aisée à reconnaître, et l'on verra si c'était les repousser trop vivement.

J'avoue que si je n'avais pas été indisposé par les écrits dont je viens de parler, je n'aurais jamais parlé de la solution de M. d'Alembert qu'avec les mêmes éloges que je lui ai donnés en 1747, et que je conviens encore qu'elle mérite. Il est bien vrai que dès ce temps-là, ainsi qu'à présent, (je dirai ensuite sur quoi je me fonde) je croyais avoir sur M. d'Alembert l'avantage d'avoir envisagé la question sous un point de vue plus direct et plus utile à l'objet entier que nous nous étions proposé ; mais cet avantage ne me paraissait pas assez grand pour vouloir l'établir par une dispute ; et quand il en aurait été plus marqué, j'en aurais usé de même, parce que la bonne intelligence avec un savant estimable, m'a toujours paru préférable au droit de possession sur quelques artifices de calcul. Mais lorsque j'ai vu qu'on voulait réduire mes recherches à une opération mécanique qu'un rival avait dédaignée, je n'ai pu mettre la même indifférence à soutenir mes droits. J'ai fait sentir comment la disposition de ma solution m'avait ouvert une route pour le calcul des comètes que les autres solutions ne présentaient pas de même sans quelque préparation. M. d'Alembert prétend maintenant qu'il était arrivé dès 1747 à la même équation fondamentale pour la théorie des comètes, à quelques réductions près que l'analyste le plus ignorant pouvait faire sur le champ. Pour moi, il me paraît qu'un analyste très savant, je parle de M. d'Alembert, ne les avait point prévues ces réductions, que sa manière de traiter les angles par l'ancienne méthode des expressions imaginaires l'éloignait d'y penser, et l'avait empêché d'arriver comme moi à l'équation intégrale qui m'a été fort utile dans la théorie des planètes, et qui était nécessaire dans celle des comètes. Au reste, qu'il fut facile ou non à M. d'Alembert de pousser son équation jusqu'au même degré de simplicité que la mienne, il sera toujours vrai que cette réduction n'étant pas faite en 1747, j'avais dès ce temps-là un peu d'avance pour la théorie des comètes.

Mais quand même notre habile analyste serait arrivé aussitôt et aussi complètement que moi à l'équation dont je viens de parler, il ne s'ensuivrait pas que ce qui en 1758 m'appartenait en propre sur la théorie des comètes se réduisît à des opérations arithmétiques. On peut voir par toutes les recherches que M. d'Alembert vient de faire sur cette matière, qu'il n'a bien connu la difficulté de la question des comète que depuis mon travail.

Or indépendamment de l'antériorité des recherches de même espèce que les siennes que l'on trouve dans ma théorie des comètes, je crois que l'exécution complète des méthodes fournies par l'analyse, rendrait encore mon ouvrage différent de celui qui ne consiste que dans de simples indications. Il n'en est point des problèmes de cette espèce comme de ceux de pure géométrie, ou de ces questions physico-mathématiques qui ne portent que sur des hypothèses, problèmes pour lesquels il suffit toujours d'ouvrir des routes que l'on ne suit jamais : au contraire dans les problèmes astronomiques où il faut mettre en exécution les procédés qu'indique la théorie, il arrive ordinairement qu'après avoir reconnu le chemin que l'on doit suivre, on ne peut le parcourir en entier sans avoir mille obstacles à vaincre qui arrêteraient et feraient échouer les calculateurs qui n'auraient pas la méthode familière comme l'auteur.

M. d'Alembert qui ne fait encore qu'indiquer des opérations, ne peut guère s'attendre à les voir exécuter, qu'il ne prenne lui-même de très grandes peines, et n'imagine quantité d'expédients de pratique qui le flatteront peut-être autant qu'un grand nombre de transformations, intégrations et autres évolutions analytiques.

Je n'ajouterai plus sur l'article de la comète que quelques observations concernant le treizième mémoire de M. d'Alembert. Je veux parler des nouvelles recherches qu'il vient de faire pour mesurer la précision de mon résultat. Cet habile géomètre en se proposant, comme il le dit, d'éclaircir la contestation que cette question fit naître en 1759, devrait remarquer qu'il ne se serait élevé aucune dispute, s'il avait dit alors, comme aujourd'hui, que la différence entre mon calcul et l'observation ne pouvait être attribuée qu'à la nature du problème, qui ne comportait pas par lui-même plus d'exactitude. Si le journaliste qui prenait sa défense (quoiqu'il ne fût nullement attaqué) ne m'eût pas imputé des erreurs que je n'ai point commises, tout le monde aurait été du même avis. Personne n'aurait parcouru les différentes manières d'envisager le but de mes calculs, pour savoir si leur résultat s'était écarté de 1/1 800, de 1/900 ou de 1/18 de celui des observations. En effet, dès que l'erreur absolue n'était pas évitable par les méthode que nous avons en notre pouvoir, comme M. d'Alembert le pense maintenant après de longues perquisitions sur mes calculs, qu'importe à quoi l'on devait comparer la différence des résultats ?

Si l'on fait donc de nouvelles recherches sur cette comparaison, c'est afin que le lecteur fatigué du long circuit qu'on lui fait faire pour l'estimation de l'erreur, oublie qu'elle vient de la nature du problème, qu'il m'en charge et de la manière la plus nuisible ; c'est là le véritable objet des appréciations spécieuses qu'on vient de substituer aux reproches peu délicats qu'on m'avait fait d'abord.

Quand aux personnes [Voyez la note de l'Avertissement qui est à la tête de ma théorie NDA [C. 51, Lalande, Le Roy et [Dionis du Séjour] NDM]], très instruites, qui ont pris ma défense et qui sont parties d'un autre point que M. d'Alembert pour la détermination de ma prétendue erreur, elles n'ont jamais eu en vue que de répondre à la véritable intention des mathématiciens, connus ou inconnus, qui avaient adopté la comparaison avec la différence qui est entre la période moyenne et la période réelle, afin qu'elles n'insinuassent pas dans le public que j'avais manqué mon objet.

L'argument [Voyez le mémoire du Mercure de mai 1759 : on y trouve une exposition du système du monde qui ne ressemble point à l'ouvrage d'un simple amateur ; aussi l'auteur est-il connu pour avoir cultivé les sciences avec succès, dans le temps où il lui était permis de s'y livrer NDA [cf. [c. mai] 1759 (1) NDM]] dans lequel on répand la différence d'un mois sur 151 ans, se réduit à ceci, que j'avais une opération qui dépendait nécessairement des positions relatives de la comète des deux planètes perturbatrices pendant 151 ans, positions dont les incertitudes contribuaient toutes à augmenter celle du résultat, et qu'il ne fallait pas confondre cette opération avec celle où l'on aurait un simple espace de 18 mois qui se déterminait immédiatement.

L'autre estimation [Voyez la lettre de M. le Roi [Le Roy] dans le tom[e] 2 de l'Année littéraire, p[our] 1759 ; elle est écrite avec beaucoup de clarté et de précision NDA [cf. 7 avril 1759 (1) NDM]] dans laquelle on a comparé la différence de mon résultat à la période moyenne entière, ce qui rend l'erreur de 1/900, est également bonne sous ce point de vue que l'auteur a voulu établir que l'on m'avait l'obligation de connaître la période de la comète à 1/900, ce qui est vrai. Que l'on connût déjà cette période à 1/50 ou 1/60 près, cela ne peut diminuer le mérite de mon travail que dans l'esprit de ceux qui auraient cru d'abord que l'on n'avait avant moi aucune notion sur le mouvement d'une comète, ce qui n'est arrivé à personne.

J'ajouterai encore une réflexion qui me paraît plus propre que les précédentes à faire apprécier le moyen que M. d'Alembert a pris pour faire une estimation relative de l'erreur en question, c'est que si la dernière période de la comète et celle qui l'a précédée eussent dût être parfaitement égales, ce qui serait possible dans quelques positions primitives de Jupiter et de Saturne, la différence de mon calcul à l'observation, quelque petite qu'elle fût, aurait été infinie par cette mesure relative. Ainsi avec des approximations cent fois plus rigoureuses, non seulement que celles que j'ai pu employer, mais que celles qui ont lieu dans les recherches les plus faciles de l'astronomie, je n'aurais fait qu'une détermination infiniment grossière.

Lorsque M. d'Alembert applique à la Lune l'estimation relative de la différence des résultats, et qu'il condamne les astronomes qui auraient comparé l'erreur des tables avec celle que l'on commettrait en prenant le mouvement moyen pour le mouvement vrai, c'est apparemment pour éviter le coup que cette objection lui portait. Car le but de cette objection, qu'il réfute inutilement, n'était autre chose que de le faire ressouvenir des différences de neuf à dix minutes dont ses tables s'écartaient quelquefois des observations, et de lui représenter que de pareilles erreurs sur une matière beaucoup plus facile, sur laquelle il avait tant de secours, étaient moins excusables que celles que j'avais pu commettre dans mon calcul de la comète.

Il est temps maintenant de passer à l'examen des objections que M. d'Alembert a faites contre ma solution du problème des trois corps, et des raisons qui lui font croire la sienne meilleure ; je dirai en même temps celles qui m'ont toujours fait donner la préférence à la mienne, et afin que cet écrit en soit pas inutile aux autres mathématiciens, je le terminerai par un examen des nouvelles tables de M. d'Alembert [(Alembert 61-80, vol. 2, pp. 281-306) ; (Alembert 61d)], par lequel je crois que j'éviterai beaucoup de peine aux astronomes qui auraient entrepris de s'en servir ; on me pardonnera si le service que je veux leur rendre, se trouve lié avec ce qui doit faire juger avantageusement de ma théorie.

Les prétentions de M. d'Alembert contre moi sont que mon intégration des équations différentielles du problème des trois corps m'empêche de découvrir la véritable forme qu'il faut donner d'abord à l'équation de l'orbite, que j'arrive à cette équation par des suppositions précaires, et que dans quelques cas ma méthode est fautive, en ce qu'elle introduit dans l'expression du rayon vecteur des arcs de cercles qui ne doivent point y être.

La réponse à ces objections est facile pour ceux qui ont saisi l'esprit de ma méthode. Il suffira de leur rappeler que l'intégrale à laquelle j'arrive sans rien négliger me fournit 1°. Le moyen de reconnaître avec la plus grande évidence si l'équation admise pour l'orbite cherchée l'exprime rigoureusement, comme cela arrive dans quelques cas. 2°. Que lorsque cette équation n'exprime qu'à peu près l'orbite cherchée, ma formule intégrale montre les termes qu'il fallait y ajouter pour la rendre plus correcte, et indique le chemin d'une seconde opération qui donne un résultat infiniment plus juste. 3°. Que lorsque la première substitution et les subséquentes n'introduisent, comme je l'ai toujours trouvé dans le cas des mouvements célestes, que des corrections qui sont de plus en plus légères, on est sûr, autant qu'on le serait par une solution purement géométrique, d'avoir déterminé l'orbite avec toute l'exactitude requise. À cet égard, ma solution me paraît suppléer à celle que les géomètres désirent encore, comme les approximations connues de la quadrature du cercle suppléent à la quadrature rigoureuse qui a fait l'objet de tant de recherches vaines.

Après avoir établi ces trois propositions dont la vérité paraîtra certaine à ceux qui auront lu ma Théorie de la Lune [C. 39], il n'est plus question que d'examiner si ma solution peut être défectueuse pour être fondée sur une équation intégrale dont je ne me suis point servi quant au choix de la première supposition à faire relativement au rayon vecteur ; de montrer ensuite la simplicité et la légitimité de la supposition que j'ai faite ; enfin de faire voir comment ma solution ne saurait m'égarer même dans d'autres cas que ceux qu'il suffisait de considérer.

Je commencerai par observer que si j'avais emprunté d'un autre la supposition d'où il faut partir pour commencer l'approximation, celui chez qui j'aurai puisé ce secours, qui serait véritablement considérable, aurait de l'avantage sur moi ; mais comme j'avais prévu et démontré la supposition dont j'avais besoin, avant qu'il parut rien sur cette matière, il importe peu que je rende compte des moyens qui m'y ont conduit, et que je montre comment elle se tire de mon intégrale en question. Que s'il arrivait même qu'on ne pût point retrouver le chemin qui m'a conduit au choix que j'ai fait, il en serait du bonheur de ce choix comme de beaucoup d'autres découvertes sur lesquelles les auteurs ne nous ont rien appris que leur résultat. Il me suffirait donc en rigueur de prouver que la supposition était bonne ; et si j'avais su en tirer n meilleur parti que d'autres ne l'ont fait, malgré leur chemin direct pour y arriver, j'aurais encore de l'avantage sur eux, parce qu'il faut considérer ici le véritable but du problème, c'est-à-dire la détermination la plus exacte des mouvements célestes. Or je me flatte de faire voir que c'est ce qu'a fourni ma solution.

Mais avant de discuter ce point, je vais montrer que le hasard ne m'a point conduit dans le choix de ma première supposition, et que ma solution se serait point fautive, même dans le cas où il se trouverait des arcs dans l'équation de l'orbite, cas qui toutefois n'existent pas dans la nature.

Voici la succession des idées qui m'ont mené tout naturellement à faire la supposition en question : j'avais d'abord pensé à prendre pour première expression approchée du rayon vecteur celle qui suit de l'ellipse qui aurait lieu sans la perturbation, comme j'ai été obligé de le faire dans le cas de la comète, où l'on ne saurait faire un meilleur choix. J'avais trouvé alors une équation qui exprimait très bien le mouvement d'une planète quelconque pour une seule révolution, et c'était le seul but que je me proposasse dans le commencement de mes recherches sur cette matière. Portant ensuite mes vues plus loin, et voulant donner à mon équation entre le rayon vecteur et l'angle l'avantage d'exprimer toutes les révolutions possibles, en supposant que l'inconnue qui exprime l'angle ait pour valeur un nombre quelconque de fois 360 d[egrés], je vis alors que mon équation contenait des termes qui, après un certain nombre de révolutions, deviendraient trop grands pour laisser aux méthodes d'approximation la précision nécessaire, et je reconnus en même temps que la cause, qui limitait ainsi l'usage de mon équation, était la valeur du rayon vecteur, laquelle ne convenait qu'à un très petit nombre de révolutions.

Or comme cette universalité me paraissait d'autant plus nécessaire que j'en devais tirer immédiatement la construction des tables de la Lune (objet important que M. d'Alembert n'attaquait alors que par des voies bien différentes), je cherchais à choisir quelque première valeur du rayon vecteur qui ne s'éloignât pas trop de la véritable dans aucun cas.

J'aurais pu tirer immédiatement cette valeur de mon équation intégrale par des moyens qui étaient faciles à imaginer, non (pour parler comme M. d'Alembert) aux plus ignorants analystes, mais à un géomètre qui a su résoudre le problème des trois corps. Cependant je ne m'arrêtai nullement à chercher ces moyens, parce qu'en faisant attention aux phénomènes que les observations nous apprennent, je vis, sans aucun calcul, la supposition que j'avais à faire pour corriger la première, qui n'était défectueuse que parce que l'ellipse qui approche le plus de l'orbite de la Lune n'est point une ellipse fixe, mais une ellipse mobile autour de son foyer ; il n'était donc plus question que de chercher l'équation d'une telle ellipse, ce qui n'avait aucune difficulté. La substitution de cette équation dans mon intégrale fondamentale justifia non seulement ma supposition, mais fournit la confirmation de la théorie de l'attraction : car, outre la mobilité de l'apogée que je tirai de mon calcul, je trouvai aussi les corrections qu'il faut faire à l'ellipse pour la rendre plus voisine de l'orbite lunaire.

Depuis ce temps-là, je n'ai fait que peu d'attention à la préparation de l'équation intégrale qui pouvait lui faire donner directement la première valeur, parce que j'ai cru mon temps mieux employé à déterminer de plus en plus exactement les équations du mouvement de la Lune. Travail qui m'a conduit en 1750 à des tables de son mouvement [C. 41], par lesquelles je représentais les lieux de la Lune à 4 minutes près dans les cas les plus éloignés, et que j'ai perfectionnées depuis au point de n'avoir pas 1' ½ de différence dans la comparaison que j'en ai faite avec près de 200 observations qui ont été examinées avec le plus grand soin et dans des temps différents.

Dans toute cette recherche, j'ai toujours employé mon équation intégrale, ainsi que le lemme qui est à la page 13 de ma Théorie de la Lune [C. 39]. Au moyen de ce lemme, je distingue aisément les termes qui, par leur nature, demandent le plus grand scrupule dans les calculs, et sur lesquels la théorie jetterait dans l'incertitude, si l'on ne prenait pas la peine suffisante pour les déterminer. La même méthode me fournit également les termes en bien plus grand nombre, qui peuvent être déterminées très exactement par la théorie, et je trouve en effet leurs valeurs.

Quant aux autres pour lesquels j'ai pris des attentions très grandes, soit dans l'examen de toutes les substitutions qui les introduisent, soit dans les opérations arithmétiques qui les fixent, je les crois presque tous maintenant assez bien déterminés. Il y en a cependant deux ou trois sur lesquelles [!] il reste quelques légères incertitudes, que je ne pourrai lever entièrement que par une nouvelle répétition de mes calculs que je compte faire encore. Je ne crois cependant pas être loin de leur vraie valeur, parce qu'un expédient astronomique que j'ai imaginé pour les comparer aux observations, m'a paru les confirmer suffisamment.

Ce même expédient m'a semblé prouver assez sûrement aussi que la sixième des équations de M. d'Alembert n'est pas bonne, et que si le mouvement de la Lune en doit avoir une de cette nature, elle ne peut être qu'insensible.

Il est à remarquer que cette équation est une de celles sur lesquelles M. d'Alembert prétend que sa solution a de l'avantage sur la mienne, puisqu'il l'a tirée de sa méthode, et que j'ai pensé au contraire (voyez la pag[e] 52 de ma Théorie de la Lune) qu'elle était comme impossible à déterminer par le calcul.

Voyant ainsi le savant auquel je répond admettre des équations infiniment incertaines par la théorie, et rejetées par les observations, présenter ensuite, avec des doutes et des variations continuelles, les équations que la théorie donne très exactement, telles que l'évection et la variation, ne serait-on pas en droit de penser que cet habile analyste emploie une méthode défectueuse pour déterminer toutes ses équations ? Au reste, que les imperfections qui se trouvent dans ses résultats viennent du peu de soin qu'il a mis dans l'exécution de sa méthode, ou de la nature de cette méthode même, c'est ce que je n'examinerai pas, parce qu'il faudrait, pour cet examen, parcourir sa solution d'un bout à l'autre avec toute la sévérité qu'il a mise en visitant la mienne. C'est un genre de travail que je n'aime point, et sur lequel il me paraît d'ailleurs que l'on peut facilement s'en imposer ; lorsque l'on compare deux méthodes dont il y en a une que l'on possède toujours beaucoup mieux que l'autre, il n'est que trop naturel de penser qu'elle est la meilleure.

Quoiqu'il en soit, je ne puis m'empêcher d'être étonné que M. d'Alembert ayant toujours prétendu que la théorie ne pouvait rien donner d'assez certain sur les équations de la Lune pour en tirer des tables bien précises, ce qui serait cependant la plus grande utilité que l'on pût retirer de la théorie, se soit opiniâtré ainsi que moi à construire des tables. Voici la troisième fois qu'il nous en présente, et il ne nous laisse encore que plus loin du but que l'on n'en était avant que la théorie offrît des secours sur cette matière ; car je suis en état de prouver qu'il y a des cas où ses nouvelles tables [(Alembert 61-80, vol. 2, pp. 281-306) ; (Alembert 61d)] s'écartent de 6 à 7 minutes des observations, imperfection plus grande que celles qu'on a reconnue aux tables newtoniennes construites par Flamsteed et imprimées dans les Institutions astronomiques [(Le Monnier 46a)]. On verra la preuve de ce que j'avance en calculant dans les nouvelles tables de M. d'Alembert les quatre observations suivantes, dont trois m'ont été données par M. l'abbé de La Caille en 1750 et dont les réductions ont été faites plusieurs fois en différents temps, et la quatrième par M. Bradley, vérifiée de la même manière.

Le 30 mars 1738 à 8h 0' 6'' temps moyen, longitude observée 4s 6° 8' 21''.
Le 29 avril 1742 à 20h 18' 16'' temps moyen, longitude observée 11s 9° 1' 0''.
Le 2 avril 1746 à 9h 23' 2'' temps moyen, longitude observée 4s 28° 51' 2''.
Le 20 mai 1751 à 20h 38' 52'' temps moyen, longitude observée 0s 8° 16' 10''.

Que l'on calcule donc ces observations par les tables en question, et l'on trouvera que les erreurs sont depuis 5' jusqu'à plus de 6' ½. Ainsi si ces tables paraissent un peu meilleures que les dernières que même auteur (puisque celles-là s'écartaient quelquefois de 9 à 10'), il s'en faut cependant beaucoup qu'elles n'aient l'exactitude requise pour les besoins astronomiques, surtout depuis les tables de M. Mayer [(Mayer 52)]. Il est à remarquer en même temps que M. d'Alembert qui pensait d'abord peu favorablement des tables de cet astronome paraît enfin leur rendre justice puisqu'il s'en sert (il fait le même honneur aux miennes) pour corriger quelques-unes de ses équations. Mais ces corrections me semblent faites par des méthodes plus utiles dans des jeux de hasard que dans des questions géométriques et astronomiques. Ce n'est point par des conjectures qu'on devinera les vraies équations du mouvement de la Lune, mais par le travail assidu qu'exige l'exécution complète de la méthode que la théorie indique. Lorsque l'on ne se sent pas le courage que demande une telle entreprise, il faudrait l'abandonner à ceux qui y sont déterminés, et ne les point troubler dans leurs recherches.

Je suis avec beaucoup de respect Messieurs, votre etc [avec (Irène Passeron, CP, c. mars 1999)].

Gallica

Il s'agit de « Lettre de M. Clairaut à MM. les Auteurs du Journal des sçavans », Journal des sçavans, décembre 1761, pp. 837-848, alias C. 53 (Taton 76).

D'Alembert répond à Clairaut le 18 janvier 1762 (cf. 18 janvier 1762 (1)).

Fréron, en faisant l'extrait des Opuscules, se fera écho de la querelle (cf. [c. mars] 1762), entraînant une nouvelle réponse de d'Alembert (cf. [c. 15 mai] 1762).

Clairaut envoie un exemplaire de C. 53 à Daniel et Jean II Bernoulli (cf. 1 janvier 1762 (1), 20 [avril] 1762), à l'Académie de Toulouse via Garipuy (cf. 10 février 1762 (3)), à Louis Necker (cf. 20 avril 1762 (1)) ou au P. Frisi (cf. 17 novembre 1762 (3)).

C. 53 est mentionné par Montucla édité par Lalande (cf. 6 décembre 1750 (1)).
Abréviations
Références
Courcelle (Olivier), « [c. décembre] 1761 : Clairaut écrit au Journal des sçavans », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/ncocdecembrecf1761.html [Notice publiée le 5 février 2012].