Alexis Clairaut (1713-1765)

Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765)


[Décembre] 1762 (1) : Les sœurs Planström : factum Planström :
Mémoire pour la dame de Planström de Pelletot, accusée, contre le sieur Potier de Pelletot, accusateur

La dame de Pelletot, après avoir constamment suivi la conduite la plus régulière et la plus chrétienne, au milieu des persécutions d'un mari plongé dans la plus infâme débauche, se voit subitement travestie en une femme adultère, et dénoncée par ce même mari comme une prostituée, parvenue tout à coup à cette impudence de mœurs, qu'atteignent à peine ces femmes perdues que les années ont familiarisées avec le crime.

Sous la protection des lois, et au sein de l'innocence, pouvait-elle s'attendre à une aussi étrange accusation ?

Mais quatorze années de malheurs, toujours plus affreux les uns que les autres, auraient bien dû lui apprendre, que l'esprit de persécution, qui anime son mari, ne connaissait point de bornes : elle devait pressentir que cet homme, aussi avide que cruel, serait irrité jusqu'à la rage, en se voyant contraint par une suite de sentences et d'arrêts de pourvoir désormais à la subsistance de son épouse ; et qu'il trouverait dans son désespoir, de nouvelles ressources pour la tourmenter encore, dût-il se perdre lui-même.

Le récit des faits suffira pour apprendre lequel des deux époux est le coupable.

Faits

La demoiselle Élisabeth de Planström est née le 19 [ou 18, cf. 20 septembre 1736 (3)] août 1718, à Torno ville de Suède sur les confins de la Laponie, d'une famille ancienne et distinguée dans le pays.

Jacques Planström son père, fut fait capitaine de cavalerie dès sa plus tendre enfance, ce qui ne s'accorde en tout pays qu'à la haute noblesse : étant ensuite passé de l'Épée dans la Robe, il fut conseiller au conseil royal et supérieur de Torno, et mourut en 1739 ou [1742, cf. 20 septembre 1736 (3)] doyen de sa compagnie. Il comptait dans un nombre de parents de la plus haute distinction, la veuve de l'amiral Clarke sa cousine, qui a toujours beaucoup protégé ses enfants.

La dame Christine Planting, mère de la demoiselle de Planström, était aussi d'une maison illustre. Elle eut un oncle général des armées du roi de Suède, qui mourut sous Charles XI, couvert de gloire et d'honneurs, et dont le mausolée, élevé aux dépens de l'État, se voit à Gottembourg [Göteborg].

[Un des frères de la dame de Pelletot est mort Intendant général des postes de Suède, et comblé des bienfaits de la feue reine Ulrique-Éléonore. La dame de Brade sa sœur, richement dotée, a été mariée à un conseiller de Galcrone, dont il lui reste un fils, qui à la fleur de l'âge se trouve à la tête de la Compagnie des Indes de Suède, et brigadier des armées, et jouit de l'opulence attachée à ses places.

M. le baron de Scheffer, ministre plénipotentiaire de S. M. suédoise près S. M. Très Chrétienne en 1760, atteste dans un certificat, qui est produit, que « la dame Élisabeth Planström, Suédoise d'origine, est d'une famille très honnête et très connue, ayant (ajoute-t-il) pour proches parents des personnes qui occupent un rang distingué dans l'Épée et dans la Robe ». Et Madame la duchesse d'Aiguillon, à portée de se faire instruire des faits, atteste dans son certificat qui est aussi produit, que « la dame de Pelletot est d'une famille très distinguée de la Laponie » NDA.]

Si le sieur de Pelletot, pour préparer les voies à ses calomnies n'avait point essayé d'avilir son épouse, et de lui disputer la noblesse de son extraction, elle songerait moins à s'en glorifier aujourd'hui, qu'à déplorer le malheur qu'elle a eu de naître dans les ténèbres de l'hérésie.

Elle avait dix-neuf ans, lorsque la providence commença à lui faire connaître dans quelles erreurs sa naissance l'avait engagée. C'était en l'année 1737.

Notre auguste monarque, que l'on peut appeler le père des sciences comme de ses peuples, envoyait alors de savants astronomes aux extrémités de la Terre, pour faire ou pour constater des découvertes utiles.

Les sieurs de Maupertuis et Clairaut, auxquels on avait assigné le pôle septentrional, avaient chois la ville de Torno pour centre de leurs observations, parce que cette place, située à l'extrémité du golfe de Bothnie, se trouve presque immédiatement sous le cercle polaire.

Pendant leur séjour, le sieur de Maupertuis fut introduit dans la maison paternelle de la demoiselle de Planström. Ce savant, toujours pénétré de sa religion, et qui, jusqu'à la fin de sa vie, s'est fait gloire de soumettre à la foi ses opinions les plus hasardées, entrepris plusieurs fois à Torno de faire connaître la religion catholique aux personnes qui savaient goûter son entretien.

La demoiselle de Planström, et sa sœur aînée, furent assez heureuses pour se laisser instruire. Elles examinèrent de bonne foi les preuves qui leur étaient présentées, et, sans se rendre encore, elles commencèrent à entrevoir la vérité.

[La vie toute chrétienne que menait la dame de Pelletot sans sa première religion, et qui est attestée par un certificat du pasteur luthérien de Torno en date du 14 janvier 1759, la rendit digne sans doute de parvenir à la connaissance de la vérité NDA]

Le sieur de Maupertuis revenu en France au commencement de 1738, laissa en Suède un ecclésiastique [!], qui l'y avait accompagné en qualité d'aumônier. Cet ami seconda heureusement ses premières tentatives auprès des deux prosélytes, par les instructions secrètes qu'il continua de leur donner, et le sieur de Maupertuis acheva lui-même, par différentes lettres, de les déterminer à rentrer dans le sein de l'Église.

Elles en prirent la résolution, vers le milieu de l'année 1738. Mais frappées des obstacles et des dangers qu'elles trouveraient à changer de religion dans le sein de leur pays et de leur famille, elles se déterminèrent à tout quitter, et à passer en France.

Sans laisser pénétrer à leurs parents le dessein qu'elles avaient d'embrasser la religion catholique, elles obtinrent leur consentement, pour faire en France un voyage de curiosité, et pour connaître un royaume dont les illustres académiciens avaient fait aimer à Torno les mœurs et le génie.

La dame de Pelletot rapporte en original le passeport qui fut donné à cet effet par les magistrats souverains de Stockholm, tant pour elle, Élisabeth Planström, que pour la demoiselle Christine-Marguerite Planström sa sœur. Il est daté du 10 août 1738, et il est bon d'observer, qu'il fut, suivant l'usage du pays, affiché pendant plusieurs mois, afin qu'il n'y eût rien de répréhensible ni de clandestin dans la sortie des deux jeunes Suédoises.

Arrivées à Paris, les demoiselles Planström furent placées à la Communauté de l'Instruction Chrétienne, rue Pot-de-Fer, sous la recommandation de la dame comtesse de Vassé, dont le sieur de Maupertuis leur avait ménagé la faveur particulière.

À cette première protection, il s'en joignit bientôt un grand nombre d'autres, et des plus respectables ; et les demoiselles Planström éprouvèrent combien l'effort d'une vertu courageuse est une puissante recommandation auprès des âmes vertueuses et sensibles.

On fut touché de la résolution de deux jeunes étrangères, qui, pour fuir l'erreur, avaient renoncé à leur patrie, à leur famille, à leur bien, et qui étaient venues des extrémités du Nord, pour s'approcher de la vérité. On s'empressa de les dédommager de ce qu'elles avaient quitté : on leur prodigua les bienfaits ; et elles de virent secourues par les personnes du plus haut rang. Feu M. le cardinal de Fleury paya leur pension à l'Instruction Chrétienne. M. le comte de Maurepas, madame la duchesse de Gontaut, madame la duchesse de Richelieu, madame la duchesse d'Aiguillon joignirent leurs bienfaits à ceux de presque toute la cour : elles en reçurent même immédiatement du trône.

Ce sont ces secours rassemblés avec économie, qui ont composé la fortune de la dame de Pelletot, et qui lui ont servi à former depuis le fond de sa dot.

Les deux sœurs trouvèrent du côté de la religion, qui était leur principal objet, des avantages aussi abondants qu'elles en avaient trouvé pour les commodités de la vie. Elles furent mises sous la conduite du sieur Languet, curé de Saint-Sulpice ; et leur instruction fut en partie confiée au célèbre Winslow, Danois de nation : ce vieillard respectable, qu'une étude profonde de la nature n'avait rendu que plus religieux, et qui, converti lui-même par le grand Bossuet, dont il se glorifiait d'avoir été la dernière conquête à la foi, avait appris à connaître les armes les plus propres pour triompher de l'hérésie.

Sous de tels guides, les demoiselles de Planström firent les plus grands progrès dans la connaissance et l'amour de la religion catholique, et après huit mois de séjour en la Maison de l'Instruction Chrétienne, elles se disposèrent à une abjuration prochaine.

Madame la duchesse d'Aiguillon voulut préparer cette auguste cérémonie par les marques de bontés les plus signalées envers la demoiselle de Planström la jeune, qu'elle aima de prédilection. Elle la logea chez elle à la fin de septembre 1739, et tourna tous ses soins vers l'affermissement de son retour à l'Église. Sous ce point de vue, la demoiselle de Planström devenu un objet précieux à la piété de madame d'Aiguillon, trouva en elle, si elle ose le dire, une seconde mère, mais une mère remplie de zèle pour lui procurer la vie de l'âme, en lui faisant consommer la grande affaire de sa conversion.

Ce fut donc, pour ainsi dire, sous les ailes de madame la duchesse d'Aiguillon, que la demoiselle de Planström fit, conjointement avec la demoiselle sa sœur, l'abjuration solennelle du luthéranisme dans l'église de l'instruction chrétienne, entre les mains du sieur Languet son pasteur, vers la fin de l'année 1739.

La cérémonie de la confirmation ne fut pas moins solennellement célébrée, quelques temps après, à l'Enfant-Jésus, et madame la duchesse d'Aiguillon y fut sa marraine.

Ses protecteurs travaillèrent ensuite à lui faire assurer sur la cassette du Roi une pension de 300 liv[res] à titre de nouvelle convertie, et elle l'obtint à la fin de 1740, un an après son abjuration [Curieusement, des documents indiquent qu'elle a obtenu sa pension le 26 juin 1739 (cf. [c. 1 avril 1780], 1 avril 1780 (1), 1 avril 1780 (2)), un an avant son abjuration le 15 mai 1740 (cf. 15 mai 1740 (1))].

Pendant cette année, et les cinq qui suivirent, la demoiselle de Planström demeura chez madame la duchesse d'Aiguillon dans la plus douce tranquillité, jouissant des bontés de sa plus chère bienfaitrice, partageant avec elle les exercices de la plus solide piété, et s'animant dans les pratiques de sa nouvelle religion, par l'exemple de cette vertueuse duchesse.

Mais le bonheur ne devait pas être plus longtemps le partage de la demoiselle de Planström ; et elle allait bientôt éprouver qu'elle professait une religion, qui, plus elle est pure dans ses dogmes, plus elle offre de motifs puissants pour apprendre à souffrir.

Ce fut, en effet, en l'année 1745, que le sieur Potier de Pelletot rechercha et obtint la demoiselle de Planström en mariage.

Le hasard lui en avait déjà procuré la connaissance en 1742, dans un voyage qu'elle avait fait en Normandie, avec la demoiselle sa sœur, et un homme d'affaire que madame la duchesse d'Aiguillon leur avait donné pour les y accompagner. L'objet de ce voyage avait été de choisir à la demoiselle de Planström l'aînée, un couvent, où elle est encore aujourd'hui [L'abbaye du Trésor, près Vernon NDA] ; et l'on peut dire qu'au milieu des infirmités qui lui firent préférer le parti de la retraite, elle est celle des deux sœurs qui a trouvé le sort le plus doux, puisqu'elle a su éviter les malheurs qui n'ont cessé de remplir la vie de son infortunée cadette.

Dans ce voyage la demoiselle de Planström la jeune fixa l'attention du sieur de Pelletot, dès lors ancien mousquetaire, qui n'oublia rien pour se faire remarquer.

Et deux ans et demi après cette première rencontre, le sieur de Pelletot reparut. Il mit alors tous les moyens en œuvre pour captiver la demoiselle de Planström. Le plus important de tous fut de cacher ses inclinations et ses mœurs. Il y réussit : ne fit voir que tendresse et que vertu, sut peindre dans ses discours et dans ses lettres les sentiments les plus vifs s'une passion honnête et durable.

La demoiselle de Planström ne se défia point de ces démonstrations extérieures : la persévérance marquée du sieur de Pelletot lui tint lieu de tout examen ; et puisqu'il revenait à elle après trois années d'une première entrevue, elle se persuada qu'il n'était pas décidé par une de ces impressions passagères que peuvent faire les agréments de la figure, et que l'estime avait la plus grande part à son choix. Persuadée donc de sa sincérité, elle lui engagea son cœur avec joie, et envisagea dans son union avec lui la plus heureuse destinée.

Ses protecteurs crurent y voir aussi pour elle une alliance sortable du côté de l'état [Le sieur de Pelletot est gentilhomme et d'une ancienne famille de Normandie NDA] et de la fortune ; et ils en réglèrent eux-mêmes les conditions, de concert avec le sieur de Pelletot.

Le contrat de mariage en fut passé en l'Hôtel d'Aiguillon, devant Daoust, notaire, le 23 novembre 1745 (cf. 23 novembre 1745 (2)).

On y voit entre autres clauses, que la demoiselle de Planström apporte cinquante mille livres en dot, qu'elle y est douée de deux mille livres de rente, et que dans les avantages mutuels que se font les époux, elle se réserve la liberté de disposer d'une somme de 10 000 liv[res].

Cet acte fut fait sous les auspices des personnes les plus illustres. M. le duc d'Aiguillon [!], madame la duchesse d'Aiguillon son épouse, et madame la duchesse d'Agenois, aujourd'hui duchesse d'Aiguillon la jeune, y parurent spécialement du côté de la demoiselle de Planström. Madame le maréchale de Villars, M. le duc de Villars, la dame de comtesse d'Egmont, la dame marquise de Crussol, la dame marquise de Surgère, la dame comtesse de Sénectère, Milord Staffort [Stafford] et son épouse, le marquis et la marquise de Lambert signèrent aussi le contrat [!]. Et quoique M. le comte de Maurepas n'y ait point paru pour la signature, parce qu'il était absent au moment de la rédaction, il eut cependant la plus grande part à la conclusion de cette affaire.

Le mariage fut célébré avec pompe, peu de jours tard [le 10 décembre [1745] selon le Mercure] après à S. Sulpice, en présence des mêmes protecteurs. M. le duc d'Harcourt et M. le comte son frère tinrent le poêle dans cette cérémonie. Madame la duchesse d'Aiguillon voulut prendre sur elle la plus grande partie de la dépense, et présider à cette fête. Elle ne prévoyait pas de quelles amertumes, elle allait être immédiatement suivie.

Dès que la dame de Pelletot fut entrée dans la maison de son mari, rue de Grenelle, faubourg Saint-Germain, elle connut d'abord à quel homme elle était livrée.

Le sieur de Pelletot débuta par lui déclarer durement qu'elle devait renoncer pour jamais à ses connaissances et à ses protecteurs, et qu'elle avait à opter entre leur oubli et sa haine. La dame de Pelletot crut devoir faire quelques représentations sur une loi si tyrannique, mais le sieur de Pelletot n'y répondit que par des menaces ; et huit jours s'étaient à peine écoulés qu'à l'occasion de nouvelles instances de la dame de Pelletot, son mari enflammé tout à coup par la fureur, s'arme de pincettes, s'élance sur elle, et la charge de coups. La dame de Pelletot tombe évanouie sous les coups de son mari. Les domestiques accourent au bruit et la dérobent à ses emportements.

Cruel début d'un homme dont toute l'occupation allait être de faire le malheur de son épouse !

Mais le sort de la dame de Pelletot aurait encore été trop doux si elle n'avait eu qu'un seul persécuteur. Le sieur de Pelletot lui en donna trois, en lui présentant trois enfants naturels, reste malheureux de ses débauches avec une femme nommée C*** [Caraccioli], qu'il avait longtemps fait passer pour sa femme. Elle était alors décédée. Il en avait eu six enfants adultérins, dont il restait une fille et deux garçons.

Que ces enfants s'en prennent à leur père, si la dame de Pelletot méconnaît ici leur état. Si c'était une erreur de sa part, cette erreur serait l'ouvrage de la mauvaise foi du sieur de Pelletot lui-même, qui n'ayant pris dans son contrat de mariage que la qualité de majeur, sans parler en aucune sorte de veuvage, ni d'enfants d'un premier lit, aurait dans ce cas bassement trompé sa seconde femme, en lui présentant comme libres des biens qui eussent été affectés au conventions des premières noces.

Mais au reste la dame de Pelletot n'a pas besoin de cette apologie. Ce prétendu mariage est un fantôme, auquel des énonciations furtives ne donneront jamais de consistance. Son inexistence au contraire est un fait si notoire, qu'elle ne craint pas que l'on entreprenne jamais de le détruire.

Et en effet, sur les premières inquiétudes que ce premier mariage prétendu ne dérangeât quelque chose aux conventions matrimoniales, monsieur de la Bourdonnais, alors Intendant de Rouen, et monsieur Lebas, conseiller au parlement de Normandie, qui étaient bien à portée d'être instruits des faits, mandèrent à M. le comte de Maurepas, et à madame la duchesse d'Aiguillon, que cette femme que le sieur de Pelletot avait voulu faire passer pour la sienne, était connue pour n'avoir été que sa concubine et qu'il n'y avait point eu de mariage entre eux.

La dame de Pelletot de son côté a su, par le sieur de Pelletot lui-même, la vérité et les détails de cette scandaleuse histoire. Elle tient de sa propre bouche que cette femme, lorsqu'il commença à vivre avec elle et qu'il l'eut reçue des mains d'un de ses cousins germains qu'elle avait suivi à Paris, et qui fut empressé de s'en défaire, était elle-même mariée à un aventurier, soi-disant marquis de C*** [Caraccioli], et dont on n'avait jamais eu de nouvelles. Sur un bruit incertain qu'il était mort, la dame C[araccioli] avait plusieurs fois voulu engager le sieur de Pelletot à fabriquer un faux extrait mortuaire de ce premier mari, pour la rendre libre, et contracter ensuite un mariage avec elle. Mais le sieur de Pelletot redouta ce crime et ses suites ; et s'il continua toujours d'être vicieux et adultère, il ne voulut pas du moins se rendre faussaire et bigame.

Sur le refus du sieur de Pelletot, sa concubine, portée au plus violent désespoir, alla jusqu'à attenter à sa propre vie. Le sieur de Pelletot la trouva un jour pendue au milieu de son appartement, et il la sauva lorsqu'elle était sur le point d'être suffoquée. Revenu de sa rage, elle eut recours à la ruse pour se donner enfin l'état qu'elle désirait pour elle-même et pour ses enfants. Elle déchira un feuillet du registre de la paroisse de Sévis, au pays de Caux, de laquelle le sieur de Pelletot était seigneur, et où ils faisaient ensemble leur résidence ordinaire. Ensuite, elle fit courir le bruit que cette feuille supprimée contenait son acte de mariage avec le sieur de Pelletot, et qu'une main ennemie l'avait soustraite, pour lui ravir son état. Mais au moment de la mort, cette malheureuse avoua son imposture en présence du promoteur de l'officialité de Rouen : elle déclara qu'elle n'avait jamais su ce qu'était devenu son mari, et que jamais elle n'avait été mariée avec le sieur de Pelletot.

Cependant pour se sauver de la honte d'un concubinage public, le sieur de Pelletot avait toujours souffert que cette femme passât pour son épouse. Il vivait avec elle, lui laissait porter son nom et ses armes ; il poussa même la feinte jusqu'à prendre son deuil pendant quelque temps lorsqu'elle fut décédée. Mais tout cela n'était que pour trouver quelques personnes qui, faute d'examen ou d'intérêt, pussent donner dans le piège ; car il savait bien lui-même que la vérité n'en resta[it] pas moins publiquement connue dans le pays, où elle l'est encore.

Voilà donc les aveux que le sieur de Pelletot a faits plus d'une fois à sa femme, en présence de témoins qu'elle peut citer, sur l'inexistence de son prétendu premier mariage ; voilà le honteux tableau qu'il lui a tracé lui-même de cette partie de ses adultères.

Mais dans ce récit, il avait eu soin de supprimer les traits les plus capables d'alarmer la dame de Pelletot, et de lui faire tout craindre pour elle-même.

Après un séjour de six semaines à Paris, où le sieur de Pelletot avait donné journellement à son épouse des preuves de ces violences terribles, mais passagères, et qu'elle espérait pouvoir modérer par les ressources de sa douceur, il la mena au pays de Caux, en sa terre de Pelletot.

Ce fut là, aussi bien que dans la terre de Sévis, autre seigneurie du sieur de Pelletot voisine de la première, qu'elle apprit en détail les traitements cruels que son mari n'avait cessé de faire éprouver à la feue C[araccioli]. Mille bouches s'ouvrirent pour l'instruire, qu'il la laissait manquait de tout, qu'il l'accablait publiquement d'injures et de coups, la traînait par les cheveux, qu'un jour dans ses fureurs il lui rompit un vaisseau, ce qui lui causa une hémorragie dont on la tint très longtemps pour morte, qu'enfin elle avait péri dans un âge assez peu avancé, excédé de tourments, de misères et de peines.

La dame de Pelletot, en faisant ces découvertes qui devaient lui être d'un si sinistre augure, tachait cependant de trouver encore des raisons de se rassurer, et d'espérer pour elle-même un moins triste sort. Elle se disait, pour calmer ses craintes, que le mépris et que l'horreur du crime avaient été la vraie cause des violences de son mari contre cette malheureuse ; qu'une femme sans pudeur, foulant aux pieds ses premiers nœuds, qu'une femme dans laquelle le sieur de Pelletot voyait une âme déchirée par les remords et le désespoir, ou méditant de nouvelles perfidies ; qu'une femme enfin le rebut d'un proche parent du sieur de Pelletot, des bras duquel il l'avait recueillie, devait être un objet odieux, lors même qu'elle l'entraînait dans le crime.

En expliquant ainsi les fureurs de son mari, la dame de Pelletot se persuadait que les vertus d'une femme honnête et les douceurs d'une union légitime la mettaient à l'abri de semblables orages, que si le sieur de Pelletot avait paru barbare contre celle qui avait fait sa honte, il redeviendrait humain et tendre avec celle qu'il lui était honorable d'avouer pour sa femme. Mais elle ignorait que dans le sieur de Pelletot le mal tenait à l'âme et que ses vices n'étaient pas les fruits d'une situation et des circonstances.

L'épouse chaste fut donc traitée bientôt d'une manière aussi cruelle que l'avait été la compagne adultère.

De retour à Paris, le sieur de Pellelot reprit ses premières habitudes. Sa vie, marquée autrefois par des dérangements affreux, redevint ce qu'elle avait été. Il ne garda plus de mesures, rendit sa maison le théâtre de mille débauches, et sa femme le témoin des plus scandaleuses scènes. Séquestrée de tout ce qu'elle avait eu de protecteurs et d'amis, elle fut forcée de ne voir sans cesse autour d'elle que des femmes perdues, infâmes ministres des plaisirs publics, et qui formaient la société de son mari ; et si elle essayait de s'y soustraire, on l'y retenait malgré elle. La dame de Pelletot, élevée dans l'innocence et la sagesse, elle était là le jouet de ces impudentes assemblées. Son mari lui faisait un crime de montrer un air de pudeur et de réserve, qui semblait censurer ses dérèglements. Il la maltraitait ou la faisait maltraiter par ses enfants naturels, qui dans ces premiers temps secondèrent trop bien ses vues tyranniques.

Au milieu de ces procédés accablants, et l'image du crime sans cesse devant les yeux, la dame de Pelletot vit arriver le temps de ses couches. Elle mit au monde un fils le 9 septembre 1746 après neuf mois de mariage.

Elle avait espéré que cet évènement lui assurerait un retour vers les protecteurs que son mari la forçait de négliger. M. le comte de Maurepas, et madame la duchesse d'Aiguillon, lui avaient tellement promis de présenter au baptême son premier enfant, qu'il ne paraissait pas possible que le sieur de Pelletot trouvât pour s'en défendre une défaite honnête. Aussi n'en chercha-t-il point. Il manqua indécemment à ses illustres patrons, ne les fit avertir qu'après qu'il eût choisi pour parrain et marraine de son fils, M. Nourry, conseiller au Grand Conseil, et la dame son épouse, qui furent les premiers choqués lorsqu'ils apprirent de quelles personnes on leur avait fait remplir la place.

Par le même motif, le sieur de Pelletot empêcha que sa femme, dans la maladie de ses couches, ne se confessât au sieur Languet, ce zélé pasteur, l'un des principaux artisans de sa conversion, sous la direction duquel elle n'avait cessé d'être depuis cet instant ; et ce mari impérieux, voulant tyranniser jusqu'à la conscience de son épouse, la força de s'adresser à un Père Minime du couvent de Chaillot, qu'elle ne connaissait point.

Dans cet abandon, ou plutôt dans cette captivité, la dame de Pelletot était en proie aux plus cruels traitements de son mari ; et elle n'y trouva pour ainsi dire d'autre relâche, que le temps des souffrances de l'enfantement. Car à peine six semaines étaient passées, et lorsqu'elle restait encore abattue par une extrême langueur, le sieur de Pelletot vint à elle, lui enleva ses diamants, ses bijoux et une bourse de dix louis qu'il lui avait laissée jusque là, lui arracha une bague qu'elle avait au doigt ; et sur ses représentations et ses faibles résistances, il la saisit à la gorge, la traîna par les cheveux hors de son lit, lui meurtrit le visage de coups, la foula sous ses pieds. Aux cris que jeta sa femme presque expirante, les domestiques, et jusqu'aux enfants naturels du sieur de Pelletot, accoururent et lui arrachèrent avec peine sa victime, en le menaçant d'aller déposer contre lui.

Cette affreuse scène, où la dame de Pelletot manqua de périr, fut fréquemment suivie de traitements aussi cruels.

Vers la fin de l'année 1747, le sieur de Pelletot, qui avait alors transféré son domicile dans la rue du Paon, poussa un jour si loin sa rage qu'il vint sur son épouse, l'épée nue à la main. Il la lui plongeait dans le sein, si l'on n'eût arrêté le bras de ce furieux au moment où il allait se souiller d'un parricide.

La dame de Pelletot passa ainsi deux années et quatre mois avec son mari, au milieu des tourments et des dangers.

Mais parmi les moyens sans nombre qu'il employa dans cet intervalle pour la tourmenter et la perdre, comment caractérisera-t-elle celui dont elle va rendre compte ? Peut-il se ranger dans la classe des entreprises qui furent faites contre sa vie ? L'appellera-t-elle un attentat, un forfait ? Le nommera-t-elle un crime ? Non. Il lui faudrait une qualification à part, ou plutôt toute qualification dirait trop peu pour bien peindre son atrocité.

Que l'on pardonne à la dame de Pelletot ces exclamations et ces préambules, et que l'on n'exige pas d'elle plus de hâte à s'expliquer sur le trait affreux qui lui coûte tant à révéler. Elle va parler, parce que son mari a levé lui-même le sceau qu'elle avait mis jusque ici sur ses lèvres, et parce que dans l'alternative extrême où il l'a réduite, elle ne plus se taire sans se perdre.

La dame de Pelletot, depuis l'instant de son mariage, n'avait cessé de tout mettre en œuvre pour vivre en paix avec les enfants naturels de son mari, et pour s'attirer peu à peu, s'il était possible, leur amitié. Le plus jeune des trois, âgé de treize à quatorze ans lorsqu'elle devint l'épouse de leur père, fut le moins insensible à sa générosité. la dame de Pelletot, touchée de la douceur de caractère de ce jeune homme, et des bonnes inclinations qu'il faisait paraître, ne put lui refuser un sincère attachement ; et elle éprouva pour lui une tendresse de mère.

Le sieur de Pelletot, qui avait mis la vertu de sa femme à mille sortes d'épreuves, et l'avait toujours trouvée irréprochable, souhaitait depuis longtemps, pour pouvoir la perdre, qu'elle pût devenir coupable. Il crut qu'il était possible de l'amener à ce point par la bienveillance qu'il lui voyait pour le fils de son mari ; et cet homme, dans le cœur duquel aucun sentiment n'était pur, osa espérer qu'un amour tout maternel changerait en une flamme incestueuse.

Dans cette affreuse idée, abusant autant de l'âge crédule que du caractère de son fils, qui dans cette année 1747 avait à peine quinze ans, il l'engagea par promesses et par menaces à surprendre la dame de Pelletot dans le sommeil ; et, pour rassembler tous les genres de cruautés à la fois, ce père dénaturé conduisit lui-même son enfant dans un lieu de débauche, où il lui fit communiquer ce mal contagieux que le ciel emploie à la punition du vice. Après ces funestes préparatifs, il s'absente de sa maison pendant cinq à six jours.

Durant cette absence du père, le trop docile fils suivit à la lettre ses abominables ordres. Une nuit que la dame de Pelletot était dans son premier sommeil, elle croit sentir que quelqu'un est à ses côtés. Elle s'éveille, s'effraie, demande qui ce peut être ; elle reconnaît la voix de ce fils, qui la sollicite de consentir à ses mauvais désirs. Saisie d'horreur, elle s'écarte ; il insiste, elle le repousse avec effort, se dégage et s'échappe, en le menaçant de toute l'indignation du père.

À ses mots, l'ingénuité ouvre la bouche de cet enfant ; il décèle son secret ; il déclare qu'il vient par les sollicitations et sur les ordres de son père lui-même ; et bientôt, effrayé du rôle horrible qu'il vient de faire, il se jette aux pieds de celle qu'il offense, et lui demande humblement pardon. La dame de Pelletot interdite, confondue, reconduit en silence le jeune homme, et revient s'enfermer dans son appartement.

Ici notre plume s'arrête ; et quiconque nous demanderait quelles furent alors les réflexions de la dame de Pelletot ne serait pas fait pour les sentir.

Il suffira que l'on sache, sur le sort de cet infortuné jeune homme, qu'il mourut quelque temps après cette catastrophe, consumé de ce même mal, qu'il devait au noir projet de son père.

Le voilà donc enfin dévoilé, ce fait horrible que la dame de Pelletot aurait enseveli dans un éternel silence, si son mari n'avait osé dans son accusation d'adultère en faire contre elle même un des chefs de sa calomnieuse plainte, et s'il n'avait trouvé un témoin aussi pervers que lui, qui a répété d'après lui la même imposture. Ce même fait, son propre crime, il a osé le présenter comme un adultère incestueux, commis avec son fils par son épouse, qui a, ajoute-t-il, communiqué à ce jeune homme le mal honteux dont il est mort. C'est ainsi que l'affreuse vérité se trouve défigurée dans la bouche de l'imposteur.

Maintenant la dame de Pelletot le demande : lui était-il permis de se taire encore sur cette exécrable aventure ? Et n'en devait-elle pas le fidèle récit à la justice autant qu'à elle-même ?

L'idée de cet évènement étrange, toujours présente à la dame de Pelletot, eût suffi pour faire d'elle la plus malheureuse de toutes les épouses. Mais ce tourment, se joignant aux persécutions qui se renouvelaient à chaque instant, elle pouvait à peine suffire au sentiment de tous ses maux. Dans cette situation, elle n'avait d'autre soulagement que ses larmes. Le sieur de Pelletot lui avait enlevé tous les autres. Il lui avait enlevé jusqu'à la consolation de recevoir des nouvelles de sa famille, et il interceptait les lettres chez l'ambassadeur de Suède : il ose aujourd'hui les produire lui-même au procès.

Constant à tenir sa femme dans une entière obsession, et redoutant de plus en plus les regards de ses bienfaiteurs, il se refusa aux vives instances que lui fit la dame de Pelletot de mettre à profit pour lui-même ces puissantes protections. La générosité de M. de Maurepas et de madame d'Aiguillon venait pour lui au devant de ses souhaits. On voulait placer ses deux fils, marier avantageusement sa fille : en leur assurant un sort commode, on eût enseveli à jamais la honte de leur naissance. Mais il rompit lui-même toutes les mesures ; devenu presque autant l'ennemi de ses propres enfants que de son épouse, depuii qu'il semblait possible qu'elle adoucît enfin leur haine à force de prévenances et de procédés généreux.

Le sieur de Pelletot, pour tenter d'enlever à sa femme l'appui de ses protecteurs, avait déjà travaillé à les aigrir par des lettres de la main même de la dame de Pelletot, dont nous donnerons la clef plus bas ; mais pour achever ensuite de la soustraire aux regards de pitié qu'ils eussent pu encore laisser tomber sur elle, autant que pour s'assurer à lui-même une pleine licence dans ses dérèglements, il résolut de rompre son ménage, et de renfermer sa femme dans un couvent hors de Paris. Pour y réussir, voici quel fut son stratagème.

Au commencement de l'année 1748, il feignit de vouloir reprendre le service, pour parvenir, disait-il, à des grades militaires, et obtenir la croix de Saint-Louis. Il fit envisager à sa femme dans cette résolution l'avantage de leur fils commun, alors en nourrice, mais qui pourrait profiter un jour des services et de la gloire du père ; à quoi il ajoutait qu'il était nécessaire qu'elle se retirât dans un couvent, pour vivre plus décemment, et avec moins de dépense, pendant les campagnes qu'il allait faire.

La dame de Pelletot, sans conseil, comme sans expérience, accoutumée d'ailleurs à ne pouvoir contredire en rien son mari, obéit sans résistance. Elle peut même assurer que dans ce moment elle ne fut occupée d'aucune autre idée que de l'attendrissement que lui causa la séparation d'un époux qu'elle aimait encore, tout barbare qu'il fût pour elle ; et que sans pénétrer la basse supercherie qu'il méditait, elle ne vit que les dangers et les fatigues qu'elle croyait que son mari allait chercher dans les armées.

Content de l'avoir ainsi trompée, le sieur de Pelletot la conduisit, dans le mois d'avril 1748, au couvent de Jarcy, à six lieues de Paris.

Aussitôt qu'elle y fut établie, sous la convention d'une modique pension, le sieur de Pelletot quitta son appartement de la rue du Paon, dont il résilia le bail, vendit ou dispersa ses meubles qui formaient un objet de plus de 15 000 livres, et il erra pendant plusieurs mois avec des filles de joie, dont il suivait le sort et les écarts.

Il prit ensuite avec lui, pour se fixer, la femme d'un nommé Fauconnet, compagnon menuisier, laquelle faisait à Paris le métier de ces revendeuses courant les rues pour y débiter de menues denrées. Il eut la hardiesse de venir se loger avec elle au village de Périgny, dans le voisinage de Jarcy ; puis il passa dans celui de Boussy Saint-Antoine, qui n'est qu'à un quart de lieue de la même abbaye. Il y a acheta une maison ; et tout inconnu qu'il affectât d'y paraître, il causait le plus grand scandale dans la paroisse. On n'ignora plus que la femme du sieur de Pelletot était au couvent de Jarcy, où il faisait souvent insulter par la créature même qui partageait alors sa maison et son lit. Voilà comment ce brave militaire faisait ses compagnes : voilà les lauriers qu'il sut moissonner pour la gloire de sa famille et le soutien de ses enfants.

En vain le curé du lieu [Il vit encore, se nomme le sieur Delagennerie ; et une de ses lettres est produite au procès NDE] essaya plus d'une fois de mettre ordre à ces écarts, mais son zèle n'eut aucun effet ; et ce digne pasteur ne put rendre d'autre service à la dame de Pelletot que de venir plusieurs fois à l'abbaye l'encourager par de pieuses instructions à supporter patiemment les peines.

La plus sensible qu'elle ressentit pendant près de trois années qu'elle passa à Jarcy, ce fut d'apprendre les mauvais traitements qu'éprouvait son fils dans la nouvelle demeure du sieur de Pelletot. Il venait de prendre auprès de lui cet enfant âgé de trois ans et demi, et l'avait livré à la Fauconnet qui, plus cruelle qu'une marâtre, ne cessait de l'accabler de ses coups.

Ces tristes nouvelles venant trop souvent frapper les oreilles d'une mère sensible, ses entrailles en furent émues ; et assez courageuse pour soutenir son propre malheur, elle ne fut point assez dure pour voir souffrir son enfant. Elle écrivit donc au sieur de Pelletot et osa se plaindre pour la première fois. Elle lui reprocha que, l'ayant trompée sous le faux prétexte d'aller à la guerre, il la retenait dans un couvent, de son autorité privée, tandis qu'il menait sous ses yeux une vie adultère. Elle lui déclara qu'elle ne pouvait abandonner son fils à la merci d'une misérable ; qu'en conséquence, il fallait qu'il reprît la maison, ou qu'elle emploierait les secours de la justice pour l'y contraindre.

Le sieur de Pelletot, accoutumé à triompher des pleurs d'une épouse soumise, craignit pourtant les menaces d'une femme blessée. Il lui fit dire qu'il était résolu de se séparer de la Fauconnet dont elle se plaignait, et lui proposa de la prendre elle-même pour demeurer auprès d'elle avec son fils dans le couvent. Mais la dame de Pelletot rejeta pour son fils une telle gouvernante, et refusa constamment pour elle-même une compagnie aussi indigne d'elle. Et ce fut sans doute afin de dédommager cette femme de n'avoir pu obtenir cette condition, pour loyer de ses infâmes services, que le sieur de Pelletot lui a constitué depuis une rente viagère de 200 livres, dont il mis le fonds entre les mains d'une demoiselle Dotrenay près de Dreux.

Son mari propose qu'elle prenne son fils au couvent, ainsi que la Fauconnet à son service. Mais elle ne veut pas d'une telle gouvernante pour son enfant. Son mari a constituera ultérieurement une rente viagère de 200 livres à la Fauconnet, dont il a mis le fonds entre les mains d'une demoiselle Dotrenay, près de Dreux.

Le sieur de Pelletot vint enfin lui-même à l'abbaye de Jarcy, consentit au retour que son épouse demandait, convint de reprendre une maison où elle pourrait élever elle-même ce cher enfant, lui promit même de lui faire oublier tout le passé par une conduite plus humaine et plus sage.

La dame Le Normant, alors abbesse de Jarcy, et qui l'est aujourd'hui de Farmoustier [Faremoutier], pénétra aisément combien les promesses du sieur de Pelletot étaient peu sincères. Elle crut devoir en avertir la dame de Pelletot et lui faire sentir qu'une réconciliation si prompte ne pouvait être qu'un nouveau piège. « Vous êtes, lui disait-elle, aimée dans ma maison, vous y êtes respectée, jouissez de l'état paisible où vous êtes, et craignez de plus grands malheurs auprès d'un mari qui n'est point changé » [Le certificat et la lettre de la dame abbesse de Faremoustier sont produits au procès. Voici la teneur de l'une et l'autre pièces, datées par erreur de 1761, au lieu de 1762. « Je soussignée certifie à qui il appartiendra, que madame de Planström de Pelletot a demeuré deux ou trois années dans mon ancienne abbaye de Jarcy, et s'y est comportée avec honneur, édification et religion ; qu'il n'y a jamais eu occasion de blâmer en rien l'exacte régularité de sa conduite et de ses mœurs. En foi de quoi etc. À Farmoustier en Brie, le 17 janvier 1761. Signé, S[œu]r Lenormant abbesse ». A Faremoustier, le 17 janvier 1761. « C'est avec plaisir, Madame, que je rends justice à vos bonnes mœurs. Je donnerai toujours des certificats aussi bien mérités, sans aucun scrupule. Je prends une part bien sensible aux injustes procédés de monsieur de Pelletot, mais ils ne m'étonnent pas, après tout ce que je sais du passé. Prenez patience, Madame, vous sortirez glorieuse de tant d'injustice : je le désire de tout mon cœur ; et ai l'honneur d'être, Madame, votre très humble et très obéissante servante. Signé, Lenormant, abbesse NDE]. La prévoyance de cette dame respectable ne se justifia que trop ; mais la dame de Pelletot voulut bien se tromper elle-même : son inclination constante pour son époux l'entretenait encore dans l'espoir de la ramener à de meilleurs sentiments.

Elle sortit donc du couvent de Jarcy à la fin de l'année 1750, et son perfide mari sut bientôt lui faire regretter cet asile.

Il la conduisit à Versailles chez un particulier nommé Labbé de Boisville, où il avait aussi placé sa fille naturelle. Il y choisit un appartement dans le dessein d'y demeuré avec son épouse, resta avec elle pendant dix jours ; et, prétextant ses affaires, il s'en fut à Paris.

La dame de Pelletot attendit en vain son retour. Elle avait été confiée, ou plutôt livrée par son mari aux persécutions de ce nouvel hôte, qui s'était engagé à la tenir captive ; et elle a su depuis par une domestique, qui avait entendu le complot, et qui sera prête encore à en rendre le témoignage, que le sieur de Pelletot avait promis pour cela de fortes sommes.

Fidèle à cette convention, cet homme secondé de sa femme et de la fille naturelle du sieur de Pelletot, prit à tâche de lui faire éprouver pendant dix mois entiers la plus singulière captivité. Ils la gardèrent à vue, l'empêchèrent de parler ni d'écrire à qui que ce fût, écartèrent sous de faux prétexte les personnes de sa connaissance qui se présentaient pour la voir. Ils firent courir le bruit qu'elle était folle, qu'ils étaient obligés de fermer les portes de la maison pour l'empêcher, disaient-ils, de courir les rues et d'y faire des extravagances ; mais dans le fait, ils espéraient que leur obstination à la retenir, et que l'inanition qu'ils lui faisaient éprouver, jointe aux mauvais traitements, affaibliraient peu à peu la raison de celle qu'ils annonçaient d'avance comme insensée. Et peut-être un si indigne projet eût-il enfin réussi, s'ils avaient pu prolonger encore quelque temps leur manœuvre. Car la dame de Pelletot succombant sous le poids de sa situation, consumée de ses réflexions autant que de ses souffrances corporelles, se voyait tomber dans un état où elle avait peine à se reconnaître elle-même. Les chagrins accablaient son âme, et semblaient l'absorber toute entière ; elle se trouvait comme stupide, à force d'avoir à penser et à sentir.

Ainsi s'exécutaient à la lettre les odieuses conventions qu'avait faites le sieur de Pelletot avant son départ de Versailles. Étrange marché où l'on ne sait quel est le plus détestable, ou d'un mari barbare qui traite à grands frais du malheur de sa propre femme, ou d'un étranger cupide qui se charge à prix d'argent de tourmenter une inconnue qu'il n'a nul sujet de haïr, ou enfin une fille dénaturée qui opprime l'épouse de son père, qu'elle a mille raisons de respecter et de chérir.

La dame de Pelletot serait infailliblement demeurée victime de tant de noirceur, si la providence n'eût pas fait naître les moyens de sa délivrance du sein même de la persécution qu'elle éprouvait.

Boisville et la fille naturelle du sieur de Pelletot, qui s'étaient si bien accordés pour vexer sans relâche la dame de Pelletot, avaient entretenu entre eux une autre sorte d'intelligence, moins barbare sans doute, mais également criminelle. Parfaitement assortis par le caractère, et se sentant l'un pour l'autre cette funeste sympathie qui assemble les méchants, ils vécurent dans un commerce d'adultère ; et cette fille se trouva enceinte des œuvres de son hôte.

Sur cette nouvelle, le sieur de Pelletot, qui pendant cet intervalle de dix mois avait mené à Paris sa vie accoutumée, se déroba brusquement à sa société de femmes perdues pour venir venger l'honneur de sa fille naturelle.

Il se pourvut auprès des ministres et tenta d'obtenir des ordres pour s'en rendre le maître. Mais sa fille avait contre lui de trop fortes armes ; elle sut s'en servir à propos. Elle articula auprès des ministres des faits si graves qu'elle obtint un ordre qui faisait défense au sieur de Pelletot de hanter jamais une fille dont on prétendait que l'honneur n'avait point d'ennemis plus redoutable que lui-même.

Les placets respectifs, qui ont dévoilé ces horreurs, existent encore dans les bureaux de M. le comte de Saint-Florentin, mais on n'y trouvera point que la dame de Pelletot ait écouté l'esprit de vengeance, comme elle aurait pu faire dans cette délicate circonstance. Le sieur de Pelletot sait qu'un seul mot de sa part eût suffit pour le perdre à jamais ; et ce mot fatal, elle ne l'a point dit. Lui seul connaît toute l'étendue du bienfait qu'il reçut alors de son épouse, et elle ne s'en expliquera pas ici davantage, parce que c'est de lui seul qu'elle veut ici se faire entendre.

Le sieur de Pelletot humilié de voir que sa fille naturelle triomphait de ses poursuites, et qu'elle l'avait trop bien fait connaître auprès des puissances, en nourrit le ressentiment au fond de son âme ; et environ deux années après, c'est-à-dire à la fin de l'année 1753, il rendit contre sa fille une plainte en avortement, y fit entendre en témoignage l'aîné de ses enfants naturels, propre frère de celle qu'il accusait ; et il le fit seconder dans ses dépositions par une fille, suisse de nation, nommée Euphrasine Boccard, que ce jeune homme, présenté comme le vengeur des mœurs de sa sœur, venait peu auparavant de séduire, et qui était alors même enceinte de ses œuvres.

Les monuments de cette abominable procédure existent encore chez le commissaire Charpentier ; et la dame de Pelletot a conclu à ce que les pièces en fussent jointes à son procès actuel.

Un homme qui emploie d'aussi affreux moyens pour se venger ; un père assez dénaturé pour soulever ainsi son sang contre son sang, pouvait-il cesser d'être un instant le plus barbare de tous les époux. Suivons encore sa marche, et nous le verrons infatigable à perdre sa malheureuse épouse.

Il ne retira la dame de Pelletot de la captivité où il ne pouvait plus la retenir à Versailles, qu'après s'être assuré une retraite écartée où il pût la déterminer à vivre ; et voici là-dessus les mesures qu'il avait su prendre.

Il avait fait, depuis quelque temps, la connaissance d'un jeune homme nommé de Villennes, qui menait à Paris une vie assez dérangée pour y avoir des occasions de se lier avec le sieur de Pelletot, mais qui appartenait à d'honnêtes parents de la ville d'Argenton en Berry. Ce jeune homme, pour servir l'animosité qu'il connaissait à son digne ami contre la dame de Pelletot, lui offrit un moyen de se débarrasser d'elle, et lui proposa de la reléguer à Argenton chez ses père et mère.

Le sieur de Pelletot, flatté de la seule possibilité de pouvoir placer sa femme à soixante lieues de Paris, fit un voyage à Argenton chez les sieur et dame de Villennes sur la parole de leur fils ; leur offrit une pension honnête, qu'il ne leur paya point, comme on le verra, mais sur laquelle ils se déterminèrent à recevoir la dame de Pelletot. Il la leur avait annoncée comme infirme, et ayant besoin de la vie tranquille de la province ; et en effet lorsqu'il il l'y conduisit, au sortir de son séjour à Versailles, elle parut bien dans cet état de langueur où il l'avait dépeinte, et où l'avaient jetée ses excessives souffrances.

Ce fut vers la fin de l'année 1751 qu'elle fut conduite dans cette nouvelle demeure par son mari, qui y resta les dix premiers jours, en la flattant encore de venir demeurer avec elle, et de reprendre leur ménage qu'il avait depuis si longtemps rompu sans retour.

La dame de Pelletot ne put s'occuper dans les premiers temps de sa demeure en Berry que des soins qu'exigeait d'elle une santé traînante et exténuée. Elle trouva dans ses hôtes des sentiments et des égards ; et pour cette fois son exil fut doux. Dans cette situation, elle revenait peu à peu à elle-même, et surmonta enfin cet état d'abattement, où sans une providence particulière, elle aurait dû succomber.

Elle languissait encore, et était peu connue dans Argenton, lorsque M. le marquis de Pontchartrain passa par cette ville ; et dans un repas qu'il prit chez le juge avec les personnes les plus considérables du lieu, on lui parla de la dame suédoise qu'un sieur de Pelletot avait placée depuis peu dans la ville d'Argenton. Ce seigneur dit connaître cette étrangère, que dès l'instant de son arrivée en France, elle avait été accueillie et protégée par tout ce qu'il y avait de plus distingué à la Cour, que nommément M. le comte de Maurepas et madame la duchesse d'Aiguillon lui avaient servi de père et mère, et qu'elle avait dignement répondu par sa conduite à l'intérêt qu'elle avait su d'abord inspirer, mais qu'il craignait que dans son mariage elle n'eût pas trouvé toute ce qu'elle méritait.

Un suffrage de ce poids détermina celui des personnes de la ville en faveur de la dame de Pelletot. On la vit, on rechercha sa liaison, et bientôt elle se concilia une estime et une affection générales [Il ne siérait pas à la dame de Pelletot de s'étendre elle-même sur ce que l'on sentit et pensa pour elle dans cette province, mais voici comment en parle le sieur Delâage, subdélégué à Argenton, dans une lettre du 11 janvier 1760, qui est produite au procès, ainsi que son certificat, et celui du curé du même lieu. « Madame, c'est toujours avec le même plaisir que je me prête aux occasions que vous voulez bien me fournir de vous obliger, etc. Je vous plains bien de ce que M. votre mari est si dur à votre égard. S'il consultait ici tout le public, il prendrait de vous de meilleurs sentiments. On vous y aime toujours, et on vous y estime parfaitement. Tous les états, grands et petits, vous rendent bien justice. La conduite respectable que vous y avez toujours tenue, l'esprit de l'aimable société qui est en vous, vous rendent encore chère à tous ceux qui ont eu l'honneur de vous y voir. Je puis vous assurer que généralement toutes nos dames vous regrettent beaucoup, et qu'elles ne trouvaient rien de plus agréable que votre commerce. Tous nos messieurs pensent de la sorte, et souhaiteraient de tout leur cœur que vous fussiez aussi heureuse que vous le méritez. À mon égard, vous ne doutez point de la vérité de mes sentiments. Je puis vous assurer que depuis le premier moment que j'ai eu l'honneur de vous connaître, je vous ai voué toute mon estime et tout mon respect. Recevez-en, je vous prie, les nouvelles assurances avec lesquelles j'ai l'honneur d'être, etc... » NDE].

Tandis que la dame de Pelletot menait cette vie décente dans le fond du Berry, et qu'elle y faisait honorer en elle le nom de son mari, celui-ci se couvrait d'opprobre en suivant à Paris son plan de conduite ordinaire.

Ne connaissant d'autre société que des femmes prostituées et des hommes de la lie du peuple, il était tout entier dans la plus honteuse crapule.

Il ne vivait que pour ses infâmes plaisirs, à la recherche desquels il avait tout sacrifié. Une grande partie de sa fortune se trouvait convertie ou en argent comptant, ou en des effets de portefeuille, plus commodes encore pour ses inconstances continuelles.

S'étant, pour ainsi dire, proscrit lui-même du rang des citoyens, il s'occupait à se confondre avec ces vagabonds, que la justice ne cesse de poursuivre dans une grande ville, tandis qu'ils cherchent sans cesse à la mettre en défaut. Marchant toujours muni d'armes à feu, il n'avait aucun domicile fixe ; et craignant même qu'on ne découvrît ses asiles de passage, il se faisait adresser à la poste restante, ou il se ménageait un commis affidé.

Il passait d'un déguisement sous un autre ; et ce gentilhomme, honteux de ce titre qu'il dégradait, se cachait tantôt sous un habit de mendiant, tantôt sous celui d'un valet, d'un soldat, tantôt sous la forme d'un abbé ; quelquefois au contraire, il se donnait pour comte ou pour marquis, lorsque ces titres pouvaient servir à ses passions, et faire réussir des projets de crime.

S'il fut connu quelquefois sous son véritable nom, ce ne fut jamais qu'à sa honte ; c'est ainsi qu'on le vit réclamer des lois et rendre plainte chez un commissaire contre une débauchée, qui lui avait disait-il, volé trente louis d'or ; mais elle prouva qu'ils avaient été le prix de sa prostitution ; et le sieur de Pelletot, par son indiscrète demande, ne fit que révéler infructueusement sa turpitude.

Dans ce torrent de débauches, est-il étonnant que le sieur de Pelletot ait totalement perdu de vue l'épouse qu'il avait reléguée loin de lui, et qu'il se soit borné à lui envoyer une somme de cent livres pour ses besoins, pendant l'espace entier de quinze mois qu'elle demeura dans la ville d'Argenton ?

Ce n'étaient cependant ni cet abandon cruel, ni l'idée plus cruelle encore des débordements de son mari, qui eussent été capables de lasser son extrême patience. Elle était accoutumée depuis longtemps à endurer l'une et l'autre de ses peines, et la religion lui en donnait plus que jamais le courage.

Mais les dangers de son fils unique ne trouvèrent point en elle la même résignation, et la religion même lui eût fait un crime de les envisager d'un œil tranquille. On lui écrivit de différentes parts que les peines de son fils croissaient en proportion de son âge, qu'il était dans une misère affreuse, presque nu, abandonné à des paysans grossiers qui le traitaient avec la dernière dureté, et le laissaient manquer de nourriture, qu'enfin il était dans une langueur et un dépérissement qui devaient faire craindre pour sa vie.

Quels coups pour le cœur d'une mère ! Jusque là elle avait compté sur les arrangements qu'elle avait pris par rapport à la pension de cet enfant qu'elle croyait heureux, et elle s'était laissée abuser par les fausses nouvelles qui lui en étaient parvenues.

Elle ne pensa donc plus qu'à voler au secours de ce cher enfant, et elle fit à ce sentiment impérieux le sacrifice de tous les autres. Rien ne pouvant plus lui faire espérer du sieur de Pelletot un retour vers ses devoirs de père ni d'époux, elle ne devait point traiter de nouveau avec lui sur le sort de son fils, ni compromettre encore son éducation et sa vie sous la foi d'infidèles promesses. Ainsi dans la vue de recouvrer la liberté qui lui était nécessaire pour sauver cette chère victime, elle rendit sa plainte en forme de requête devant le juge d'Argenton le 23 novembre 1752. Elle y traça un tableau général des persécutions qu'elle n'avait cessé d'éprouver de la part de son mari, protesta de se pourvoir pour obtenir la séparation de corps et de biens, et surtout pour recouvrer son fils. Le juge lui donna acte de sa plainte par son ordonnance du même jour.

La dame de Pelletot n'aspirait plus qu'au moment de pouvoir venir à Paris, pour suivre contre le sieur de Pelletot sa triste mais trop légitime action. Comme le sieur de Pelletot n'avait point payé la pension dont il était convenu, elle se trouvait obligée de rester chez ses hôtes : mais les sieur et dame de Villennes, pour concilier et la sûreté de leur créance, et la nécessité où ils voyaient la dame de Pelletot de se rendre à Paris, se contentèrent de retenir chez eux en gage une partie de ses effets, et la laissèrent partir, espérant qu'une prompte réussite la mettait bientôt en état de satisfaire elle-même à cette obligation.

Elle partit donc avec la demoiselle de Villennes leur fille, qu'ils lui donnèrent pour compagnie.

Arrivée à Paris [la dame de Pelletot en arrivant à Paris fut obliger de se loger en chambre garnie ; elle en prit une rue de la Harpe, chez une veuve nommée Huberland NDE] la dame de Pelletot fit assigner son mari à ses derniers domiciles connus, à l'effet de lui représenter son fils et de comparaître lui-même en l'hôtel de M. le lieutenant civil. Un des exploits lui parvint enfin heureusement, et il comparut dans le mois de juin 1753.

Devant le juge, il sembla déférer à l'ordre qui lui fut donné de placer son épouse dans un couvent, jusqu'au jugement du procès, et d'y payer sa pension. Il feignit même d'agréer la maison des Filles de la Croix, au Faubourg Saint-Marcel, que le magistrat lui indiquait. Il s'y transporta en conséquence pour visiter, disait-il, le logement. Ses préparatifs se bornèrent à y peindre sa femme sous les couleurs les plus odieuses, mais il ne réussit qu'à s'y peindre lui-même.

Éludant ensuite les poursuites par mille détours, donnant à son épouse, qui ne cessait de lui redemander son fils, des indications fausses qui rendaient ses recherches toujours plus vaines, le sieur de Pelletot écartait le jugement que sa conscience lui faisait redouter. Son épouse demandait à faire preuve des sévices continuels et des excès affreux de son mari, et cela ne pouvait lui être refusé ; mais personne ne savait mieux que le coupable combien cette preuve serait concluante et forte. Persuadé des risques qu'il allait courir, il fit donc proposer à la dame de Pelletot une séparation amiable et de concert, et une transaction authentique, par laquelle il lui assurait sa subsistance, lui rendait son fils, et la laisserait maîtresse d'elle-même.

Si le sieur de Pelletot trouvait le plus grand avantage dans une transaction de cette espèce, qui en désarmant en quelques sorte son épouse, allait le sauver des condamnations judiciaires que tôt ou tard, il ne pouvait fuir, la dame de Pelletot de son côté crut voir, dans ce même accord, de véritables gains à faire pour elle-même.

On était alors au milieu de ces temps orageux [exil du Parlement à Pontoise en 1753 NDM], où la justice ne décidant plus les contestations des particuliers, on en voyait fermenter de plus en plus les semences. La dame de Pelletot, sans espérance alors de se voir secourue, céda à cette calamité générale, autant qu'à la voix de l'indigence extrême où elle était réduite ; elle alla même jusqu'à s'applaudir de trouver dans une paix achetée, la moindre partie de ce qu'elle aurait pu obtenir par l ‘éclat des jugements.

Dans ces dispositions respectives les sieurs et dame de Pelletot convinrent de leurs arrangements. On prit une sentence de concert, pendant les vacations du Châtelet, qui déclara la dame de Pelletot non recevable dans sa demande en séparation, et dont elle interjeta appel aussitôt pour conserver ses droits. Ensuite les parties passèrent une transaction devant Me Nau, notaire, le 25 septembre 1753 [cf. 25 septembre 1753 (1)], pour assoupir toutes contestations.

Dans cet acte, le sieur de Pelletot, avant tout, permet à sa femme de demeurer où bon lui semblera, en en donnant seulement avis à son mari, huitaine après qu'elle aura changé de demeure.

Il lui promet ensuite de lui faire une pension de 500 livres, lui donne une somme de 250 livres lors de l'acte, lui promet une autre somme de 100 livres dans le courant du mois de janvier suivant. Il s'engage à lui donner les meubles et effets nécessaires, des boucles d'oreilles de diamant fin. Enfin, il s'oblige à lui compter des augmentations qui lui surviendront dans ses revenus, et à ne faire emploi d'aucun remboursement, sans le consentement de sa femme.

Ce fut par ces modiques objets, et par ces promesses vagues d'accroissement de pension, qui n'ont point eu leur effet, que le sieur de Pelletot, gentilhomme, jouissant de plus de huit mille livres de revenus clairs et connus, sans y comprendre ceux que lui seul connaît, sut pourvoir à la subsistance et à l'entretien d'une femme de qualité, qui lui avait apporté une dot de cinquante mille livres.

Tel est le résultat de cet acte, que l'on peut dire avoir été un monument de scandale de la part du mari, qui l'a dicté au mépris de ses plus sacrés devoirs, et une loi de nécessité de la part de l'épouse, qui l'a souscrit au préjudice de ses plus justes droits.

Quelque lésée qu'y fût la dame de Pelletot, elle se serait toutefois estimée heureuse, si ce traité eût reçu une fidèle exécution. Mais le sieur de Pelletot n'en remplit bien exactement que la première clause, par laquelle il renonçait à vivre avec son épouse. S'il lui fournit quelque chose, ce fut toujours la moindre partie de ce peu même qu'il lui avait promis.

Cependant la dame de Pelletot, vivant d'économie, supportant les besoins, tachait de s'accommoder à la rigueur de sa situation, pour fuir de nouveaux débats. Mais deux nouvelles circonstances vinrent rendre cette situation plus rigoureuse encore. Dans la première, elle fut la dupe de la bonté de son cœur.

Elle avait pris à son service la nommée Euphrasine Bocard [C'est cette même Euphrasine Bocard qui, presque à l'époque même de son entrée au service de la dame de Pelletot déposait, comme nous l'avons dit, conjointement avec son corrupteur contre la fille naturelle du sieur de Pelletot NDE]. Cette fille avait entretenu commerce avec le fils naturel de son mari ; et elle était grosse de ses œuvres.

La dame de Pelletot ne s'aperçut de l'état de cette fille que lorsqu'elle approchait de son terme. Son premier mouvement fut de vouloir la chasser de chez elle. Mais touchée du désespoir de cette malheureuse, et plus encore par un désir généreux de couvrir la faute du fils de son mari, elle entreprit de pourvoir aux frais de couches de cette fille, lui louant une chambre en ville, avec les meubles nécessaires, et fournissant à toutes les dépenses.

Le sieur de Pelletot, qu'elle avait instruit de cet évènement, promit quelques secours, et ne donna rien, ou du moins il donna peu ; car pour l'exactitude des faits nous devons dire que le sieur de Pelletot contribua d'une somme de 12 livres à cette bonne œuvre ; il n'était point père assez tendre, ni assez délicat, pour vouloir racheter à plus grand frais son fils de la honte qui suit le vice. De sorte que la dame de Pelletot se trouva plus à l'étroit que jamais, par les engagements qu'elle avait pris pour consommer cette œuvre d'humanité.

Son fils, sur qui elle veillait sans cesse, et qu'elle avait fait mettre lors de la transaction en pension chez le sieur Rougemont, rue des Boucheries, et où néanmoins son père négligeait absolument son entretien, y tomba dangereusement malade vers le mois d'octobre.

Aussitôt elle oublia ses propres besoins, le prit chez elle [La dame de Pelletot demeurait alors depuis peu dans la rue des Carmes, chez la dame Fromageau, veuve d'officier NDE], et le garda pendant deux mois au milieu des plus vives alarmes. Mais il ne fut point rendu à ses soins ni à ses vœux. Un tempérament exténué dès l'enfance, par les souffrance et le défaut de nourriture, ne put résister à l'effort de la maladie ; et si la douleur d'une mère nous permettait d'employer ici des peintures, nous dirions que cette faible plante, séchée jusque dans sa racine, fut abattue au premier souffle. Il expira dans les bras de sa mère, le 2 décembre 1755, âgé de huit ans et quelques mois. Heureusement au reste dans son malheur même, cette mère éplorée d'avoir perdu un fils qui ne faisait que doubler ses peines, et qui même aujourd'hui ne pourrait que partager ses mortels déplaisirs.

Le sieur de Pelletot ne parut ni à la maladie de son fils, ni à la cérémonie de ses funérailles ; il aurait craint de contribuer aux frais de l'une ou de l'autre.

La dame de Pelletot, qui les avait supportés tous, avait achevé de s'épuiser. Elle avait vendu la plus grande partie de ses meubles, de ses hardes ; en un mot, elle s'était réduite (elle ne craindra point de le dire, la cause lui en est trop honorable), elle s'était réduite à la plus extrême disette.

Voilà l'état où le sieur de Pelletot la voulait ; et il se promit bien d'en tirer contre elle tout le parti qu'il avait en vue. Convaincu des justes droits qu'avait toujours sa femme pour faire prononcer sa séparation et la restitution de ses biens, il ne se rassurait qu'imparfaitement sur une transaction toujours fragile aux yeux des lois. Il songea à extorquer de la dame de Pellelot un titre d'un autre genre, qui pût détruire tout le passé, et la rendre à jamais non recevable de sa plainte.

Pour y parvenir, il vint voir la dame de Pelletot. Il se montra disposé à la secourir dans son besoin, mais ce fut en imposant une condition, à laquelle celui-là seul peut être assujetti, qui subit la loi du plus fort.

Dès les premiers temps de son mariage, le sieur de Pelletot employait un raffinement de méchanceté qui lui a toujours été familier. Le pistolet d'une main, et la plume de l'autre, il faisait servilement copier par son épouse des modèles de lettres adressées, tantôt à lui-même, tantôt à la famille de la dame de Pelletot, quelques-unes même injurieuses à ses plus chers protecteurs qu'il voulait lui faire perdre. Et c'est de ces lettres extorquées, selon ses vues, sous toutes les dates, qu'il fait parade aujourd'hui aux yeux de la justice.

Ce fut le même stratagème que le sieur de Pelletot employa en l'année 1755, contre son épouse, dans la détresse où elle se trouvait. Il exigea d'elle qu'elle lui adressât une lettre, dans laquelle elle avouerait ses torts, lui demanderait pardon de l'avoir injustement attaqué, attesterait qu'elle n'avait jamais reçu de lui que des marques d'attachement et de bonté, et reconnaîtrait enfin qu'elle lui devait toute sa fortune.

La dame de Pelletot, commandée par le besoin pressant de subsister et de vivre, transcrivit le modèle de lettre que son mari lui avait apporté lui-même. Il triomphe aujourd'hui de cette lettre : mais le modèle même, écrit de la propre main du sieur de Pelletot, s'est conservé pour dévoiler l'artifice. Un heureux hasard, disons mieux, un dieu qui punit tout l'a fait tomber entre les mains de la dame de Pelletot. Nous allons le transcrire mot à mot sur l'original.

[En marge : Modèle de lettre écrit de la propre main du sieur de Pelletot]

À Paris ce 10 février 1755

Mon cher mari,
Des esprits mal intentionnés m'ayant mis par leurs mauvais conseils dans le cas de vous faire avec bien de l'injustice, et contre ma propre inclination, toute la peine que j'aurai pu, ce qui m'a exposé à perdre toute l'amitié et les bontés que vous n'avez cessé d'avoir pour moi, en oubliant que je vous suis redevable de toute ma fortune, j'ai trop lieu de me louer de votre façon d'agir pour moi, et de vous être porté à vouloir bien transiger ensemble de bonne amitié, en oubliant la peine que j'avais cherché à vous faire, ce que je ne méritais pas de votre part, et dont je suis très satisfaite, pour ne pas compter de nouveau sur ce même bon cœur pour moi. J'ai fait, mon cher mari, pendant votre séjour en province, quelques dettes qui m'inquiètent, où j'ai besoin de vos secours, si vous êtes en état de me pouvoir faire ce plaisir. Je sais que vous n'êtes en aucune manière obligé de les acquitter, et que vos facultés ne vous permettent pas de faire de pareilles dépenses auxquelles vous ne pourriez pas absolument résister, sir je vous y exposais davantage. Je vous assure que je n'abuserai plus de votre bon cœur, et que ma reconnaissance pour tout ce que vous avez fait pour moi, ainsi que pour ma fortune, ne s'effacera jamais de mon cœur, étant avec l'attachement de plus parfait, mon cher mari, votre etc
[À la suite de la lettre est un état (toujours écrit de la main du sieur de Pelletot au nom de sa femme) tant des dettes qu'elle a à payer, que des effets qu'elle prie son mari de vouloir bien retirer. Ces dettes montent environ à 400 livres. Le sieur de Pelletot ajoute ensuite quelques notes sur le peu de meubles dont sa femme déclare avoir besoin. Enfin il lui marque son adresse en ses termes : A Monsieur, Monsieur Pottier de Pelletot, chez M. des Chevaliers, écuyer en sa maison de la Villette NDE].

Telle est cette pièce tracée de la propre main du sieur de Pelletot, pièce fatale qu'il croyait anéantie. Que le fourbe y reconnaisse ses caractères, et qu'il tremble. Si la justice a des châtiments pour punir un mari qui opprime son épouse, en a-t-elle d'assez rigoureux contre celui qui oblige sa victime à bénir son sort, et à rendre grâce à son persécuteur ?

Le sieur de Pelletot, en exigeant de son épouse cette lettre supposée, et qui avait été le prix du léger secours qu'il lui donnait, n'avait point été avare des serments les plus solennels pour la persuader qu'il allait être fidèle aux engagements de la transaction qui était leur loi. Mais ces promesses eurent le sort de toutes les autres. En vain le sieur de Pelletot vit-il ses revenus considérablement augmentés par la succession d'une sœur, par l'extinction de l'usufruit dont avait été chargée la terre de Pelletot ; il n'en devint ni plus fidèle à sa parole, ni plus équitable envers sa femme ; et il refusa opiniâtrement de lui donner une portion de ces nouveaux revenus, comme l'y obligeait la transaction de 1753.

Cependant la dame de Pelletot, loin d'avoir le revenu convenable à sa condition, avait à peine de quoi subsister ; et malgré toute son économie, il fallait toujours qu'elle s'endettât. Pour comble d'infortune, le paiement de sa pension de 300 liv[res], qu'elle avait du Roi, se trouva suspendu par la guerre.

Pendant cinq années consécutives, elle ne put jamais obtenir de son mari l'exécution de ses engagements, que par la longueur des voies judiciaires, et par des condamnations multipliées.

Enfin, après les plus monstrueuses chicanes de la part de son mari, la dame de Pelletot obtint à l'audience du Châtelet le 5 octobre 1759 [cf. 5 octobre 1759 (1)] une sentence contradictoire qui condamne le sieur de Pelletot à payer à son épouse une pension de 700 liv[res], à laquelle il avait été précédemment condamné, et à lui payer en outre une pension de 2 000 livres, faute par lui de lui compter de l'augmentation qu'il avait eue dans ses revenus, sans préjudice d'augmentation de pension de la femme en cas de nouveaux accroissements dans les revenus du mari ; et tous les droits de la dame de Pelletot lui furent réservés pour suivre sa demande en séparation de biens.

Cette sentence fut solennellement confirmée quatre mois après par arrêt contradictoire du 13 février 1760 [cf. 13 février 1760 (1)].

C'est ainsi que la justice crut devoir accueillir les demandes de la dame de Pelletot.

On ne la renvoya pas avec son mari, parce qu'il s'en était rendu indigne, et que d'ailleurs il n'avait aucun domicile fixe à lui offrir.

On ne lui assigna pas non plus un couvent pour retraite, parce que sa vertu la gardait assez, et la mettait au-dessus des soupçons ; et que d'ailleurs son mari lui-même, en concluant, comme il faisait jusqu'à ce moment pour éviter les condamnations, à ce que son épouse fût obligée de demeurer avec lui, rendait hautement hommage à la conduite irréprochable de la dame de Pelletot.

Tous les pas de cette femme, toute libre qu'elle fût de ses actions, étaient en effet guidés par l'honnêteté et la sagesse.

Sortie de chez la dame veuve Fromageau en 1755, elle était restée trois ans chez les demoiselles Pasquier rue Mignon, où le sieur de Pelletot lui-même lui avait indiqué un appartement.

Vers le mois de juillet 1758, temps où elle reprit contre le sieur de Pelletot sa dernière instance, elle passa dans la rue des Grands Augustins, chez M. le président Sulpice, maison de piété et de vertu, où la moindre irrégularité eût été un scandale.

Elle y resta dix mois, et le bail de la personne dont elle sous-louait étant expiré, elle fut loger dans la rue des Fossés Saint-Germain-des-Prés, chez le sieur Jeambain, marchand connu, qui est prêt d'attester, ainsi que toute sa famille, combien la dame de Pelletot s'est fait estimer et respecter dans la maison.

Elle y demeurait encore, lorsqu'elle obtint ce dernier arrêt du 13 février 1760 [cf. 13 février 1760 (1)], qui semblait mettre le sceau de sa tranquillité.

Cependant le sieur de Pelletot n'avait point désespéré encore d'en éluder l'exécution. Pour cela il s'appliqua à achever de soustraire ses biens à la connaissance de sa femme, et à embarrasser ceux qu'il ne pouvait cacher, par des dettes imaginaires, ou par des demandes en réparation, concertées avec ses fermiers. Ces procédures frustatoires, et qui décèlent la connivence, sont produites au procès. En un mot, il fit tout pour que les titres, que sa femme avait obtenus contre lui de la justice, devinssent des armes inutiles entre ses mains.

Ses efforts lui auraient réussi, et la protection que la dame de Pelletot venait de trouver dans les bras de la justice serait demeurée vaine, si elle ne se fût vue secondée par des amis aussi officieux qu'intelligents.

Vers ce même temps, elle fit connaissance avec la dame comtesse de B*** [Bragelongne] chez le sieur curé de Saint-Sulpice, duquel la dame de Pelletot a toujours éprouvé, et éprouve encore la considération la plus marquée.

Cette dame, instruite d'une partie des malheurs de la dame de Pelletot, y prit le plus sincère intérêt, et souhaita de se lier avec elle. Elle demeurait à l'Hôtel de Modène avec son mari le sieur de B*** [Bragelongne], qui avait la qualité d'écuyer de la princesse.

La liaison de la dame de Pelletot se forma de plus en plus avec le comte et la comtesse de B[ragelongne] et la demoiselle leur fille. On se voyait fréquemment. L'intimité vint au point que la dame de B[ragelongne] proposa à la dame de Pelletot de venir loger avec elle à l'Hôtel de Modène ; et voici qu'elle fut l'occasion de cette proposition obligeante.

La dame de Pelletot avait eu à son service dans la rue des Fossés Saint-Germain une fille nommée Suzanne Ussenot, qu'elle avait chassée pour cause d'infidélité et de débauche. Depuis ce moment, cette malheureuse, l'impudence même, venait fréquemment insulter la dame de Pelletot dans son logis. Elle y venait quelquefois avec les compagnons de ses débauches, mais toujours avec un tel éclat que la dame de Pelletot fut obligée de rendre plainte le 30 mai 1760 devant le commissaire Bouquigny. Et c'est cette même créature, de la passion implacable de laquelle le sieur de Pelletot a si bien profité depuis, en trouvant en elle le plus fort mobile de son accusation d'adultère, et en la rendant, pour ainsi dire, l'âme de toute cette intrigue.

Ce fut donc pour se mettre à l'abri de ces insultes réitérées, que la dame de Pelletot accepta les offres de la dame comtesse de B[agelongne], et qu'elle se détermina à prendre un logement avec elle à l'Hôtel de Modène.

Elle y passa quelque temps dans la société aimable de la dame de B[ragelongne] et de la demoiselle sa fille.

Le sieur comte de B[ragelongne] partagea bientôt les sentiments de la dame son épouse pour son amie. Il avait appris toutes ses infortunes, et il prit connaissance des ses affaires. Il avait la plus grande intelligence dans cette partie, connaissait tous les détours et les ressorts les plus déliés de la procédure. Doué de ce génie ardent qui fait réussir les affaires avec la plus grande célérité, il suivait sans relâche ce qu'il avait entrepris, en même temps qu'il épousait les intérêts de ses amis avec une vivacité qui a peu d'exemples.

C'est avec tout ce feu qu'il prit en main les affaires de la dame de Pelletot ; et après avoir connu les avantages que les tribunaux lui avaient assurés, il jugea qu'elle devait se transporter en Normandie sur les terres mêmes de son mari, pour entrer en jouissance de ce qui lui était dû. Il s'offrit de l'y accompagner, et de faire même l'avance de tous les frais.

Cette générosité acheva de déterminer la confiance de la dame de Pelletot. Le voyage fut résolu ; et elle partit pour la terre de Pelletot, au pays de Caux, au commencement de juillet 1760, avec le sieur comte et la comtesse de B[ragelongne], la demoiselle leur fille, et une demoiselle de leur connaissance.

Arrivés au château de Pelletot, où ils avaient compté se loger, ils y trouvèrent une dame Lemire, parente du sieur de Pelletot, qui y occupait quelques appartements, et qui leur refusa l'entrée du château, et leur en fit fermer les portes avec insulte.

La dame de Pelletot se vit obligée de présenter sa requête au lieutenant général de Dieppe, qui, sur le vu de ses qualités et de ses titres, l'autorisa à se faire ouvrir les portes, et à prendre main forte en cas de résistance.

Pour parer à ces ordres, la dame Lemire rendit plainte devant le lieutenant criminel de Dieppe, en prétendues voies de fait exercées chez elle. Elle exhiba un prétendu bail à elle fait par le sieur de Pelletot de la totalité du château, ses circonstances et dépendances, moyennant trente livres par an. Ce bail dérisoire, et visiblement fait après coup, avait été envoyé de Paris par le sieur de Pelletot au moment qu'il avait été instruit du voyage de sa femme, et pour tacher de rompre toutes ses mesures.

Le lieutenant criminel de Dieppe, bien convaincu que la dame de Pelletot n'avait fait qu'exécuter à la lettre la première ordonnance du lieutenant général, civilisa l'affaire par son ordonnance du 17 juillet 1760.

La dame de Pelletot rapporte et produit les pièces de cette procédure, qui constatent pleinement la régularité de ses démarches dans cette rencontre, et forment autant de nouvelles preuves de l'esprit de chicane et de mauvaise foi de son mari.

Mais ce n'était là que la moindre partie de la vengeance de son mari ; et pour la satisfaire, il médita une nouvelle diversion. Pendant l'absence du sieur comte de B[ragelongne], il pénétra dans l'Hôtel de Modène, y sema des libelles calomnieux, et les fit parvenir jusqu'à madame la duchesse de Modène, pour lui persuader que son écuyer avait osé abuser de son nom pour ravager les terres du sieur de Pelletot, et y commette mille excès et mille violences.

La calomnie eut son effet. Cette princesse, alors presque expirante, fut aisément trompée par ceux qui l'obsédèrent. L'entrée de l'Hôtel fut interdite aux sieur et dame de B[ragelongne] à leur retour de Normandie, et le sieur comte de B[ragelongne] perdit avec sa place d'écuyer une pension d'environ cent pistoles, qui lui était assurée à la mort de la madame de Modène.

La dame de Pelletot, pénétrée de chagrin de ce revers, dont elle se voyait l'unique cause, résolut de dédommager, du moins autant qu'il était en elle, ses trop malheureux amis. Dans cette vue, et pour satisfaire au mouvement d'une juste reconnaissance, elle fit donation [cf. 13 mai 1761 (1)] au sieur comte de B[ragelongne] et à la demoiselle de B[ragelongne] sa fille, de la somme de dix mille livres, à prendre après elle, et dont son contrat de mariage lui avait réservé la libre disposition [cf. 23 novembre 1745 (2)].

Elle offrit en même temps aux sieur et dame de B[ragelongne] de venir partager l'appartement qu'elle avait loué pour elle dès le terme de Pâques précédent, vis-à-vis la fontaine de Grenelle. Ils acceptèrent son offre, en attendant qu'il leur fût possible de passer dans une maison qui leur appartenait au Marais, et d'y loger commodément la dame de Pelletot elle-même.

Le sieur comte de B[ragelongne], aussitôt sa sortie de l'Hôtel de Modène, rendit plainte contre le sieur de Pelletot de la diffamation publique qu'il avait faite de lui. Il fit entendre des témoins, et obtint de M. le lieutenant criminel un décret contre le sieur de Pelletot, décret qui aujourd'hui même n'est point purgé, parce que le sieur de Pelletot, errant et sans domicile, parvint à se dérober à toutes les perquisitions.

Mais le sieur de B[ragelongne] fut moins occupé de suivre cette affaire personnelle, que de reprendre les premiers soins qu'il avait donnés à celles de la dame de Pelletot, du succès desquelles il se faisait un point d'honneur, autant qu'un objet d'humanité. Il fit à cet égard les recherches les plus heureuses, il découvrit une partie des biens du sieur de Pelletot, profita habilement des premiers renseignements qu'il pouvait saisir pour parvenir à des découvertes plus importantes. En conséquence, il fit faire par la dame de Pelletot des saisies sur tous les objets venus à sa connaissance, commença les poursuites nécessaires pour contraindre les débiteurs et fermiers à délivrer à la saisissante leurs deniers ou leurs fermages. En un mot, le sieur comte de B[ragelongne] fit si bien par sa vigilance et ses efforts, qu'il mit enfin la dame de Pellelot en état de recueillir le fruit des sentences et arrêts rendus en sa faveur, et de toucher ce qui lui était dû, en dépit de toutes les résistances de son injuste mari.

Ce dernier triomphe, que le sieur de B[ragelongne] avait ainsi obtenu pour la dame de Pelletot, semblait devoir finir à jamais les malheurs de cette épouse si longtemps opprimée. Elle se voyait enfin assurée irrévocablement dans la jouissance d'un revenu suffisant à ses désirs modérés. Elle se voyait au moment de pouvoir enfin se montrer à ses anciens protecteurs, de leur porter sa reconnaissance, et non pas ce visage de la misère, toujours si humiliant pour celui qui le porte, et souvent si importun à ceux devant qui il se présente.

Mais ce triomphe même ne fut pour la dame de Pelletot que la source funeste des maux qui l'accablent, bien plus cruels que tout ce qu'elle avait jamais éprouvé. Elle n'avait pas sondé encore toute la noirceur de l'âme du sieur de Pelletot.

Ce mari, devenu furieux de ne plus pouvoir échapper aux justes mesures qu'avait prises le sieur comte de B[ragelongne] pour assurer les intérêts de la dame de Pelletot, mais surtout de la donation de 10 000 livres [cf. 13 mai 1761 (1)] dont il avait appris que cette dernière avait disposé en faveur du sieur comte de B[ragelongne] pour reconnaître des services qui semblaient tout exiger de sa reconnaissance, il jura dès cet instant dans son cœur leur perte commune.

Depuis quatorze ans qu'il avait enfanté tant de moyens de nuire à son épouse, il n'avait pas encore essayé de l'attaquer sur son honneur. Cette voie lui restait à tenter : il s'y décide. Il se met donc en tête d'accuser sa femme d'adultère commis avec le sieur comte de B[ragelongne], et de peur que ce crime ne soit pas un flétrissure assez infâmante, il fait de sa femme une prostituée, que la débauche avait portée aux excès les plus monstrueux [cf. 20 mars 1761 (1)].

La difficulté d'appuyer une accusation sans vraisemblance ne le rebute point. Il savait où trouver des âmes de la trempe de la sienne. Il assemble une troupe de misérables, qu'il pratiquait depuis longtemps. Ces malheureux, pour la plupart l'opprobre de l'humanité, étaient, les uns réduits à la mendicité par une vie criminelle, les autres flétris par des condamnations infâmantes, quelques-uns échappés des prisons ou des hôpitaux. Ce sont là les témoins que le sieur de Pelletot dispose à servir ses vues.

Il se ménage surtout parmi eux ceux qu'il sait avoir des motifs de haine ou contre sa femme, ou contre le sieur comte de B[ragelongne]. Cette Suzanne Ussenot [cf. 26 mars 1761 (1)], surtout, si acharnée contre la dame de Pelletot, ne lui échappe pas ; et par elle, il s'assure d'un grand nombre d'autres, vraiment digne d'être associés à un tel monstre. Au défaut de la Fauconnet, sa maîtresse, contre laquelle les reproches eussent été trop frappants, il s'assure d'une couturière, nommée Galoteau, amie et commensale de la première. Il fait aussi le plus grand fond sur un nommé Dessalles [cf. 29 avril 1761 (2)] et sa femme [cf. 29 avril 1761 (1)], qui avaient servi le comte de B[ragelongne], et du service duquel ils avaient été chassés avec l'ignominie qu'ils méritaient.

Le sieur de Pelletot au reste n'était pas novice dans ce genre d'attaque. Outre l'accusation en avortement que nous lui avons vu former contre sa fille naturelle, il avait autrefois intenté contre le sieur Robert Potier, son frère, un procès criminel, dont les pièces sont jointes à celui qu'il fait aujourd'hui à son épouse.

Après avoir donc ainsi préparé ses dignes conjurés, le sieur de Pelletot rendit sa plainte sur les faits concertés avec les témoins. Il les fit ensuite successivement entendre devant M. le lieutenant criminel qui, sur la multitude des déposants et l'énormité des faits allégués, ne pouvant encore pénétrer cette trame odieuse, crut devoir décerner un décret de prise de corps le 7 septembre 161 [cf. 7 septembre 1761 (1)] contre le sieur comte de B[ragelongne] et la dame de Pelletot.

L'exécution en fut d'autant plus facile que les accusés ignoraient ce qui se méditait contre eux ; et quoi qu'ils crussent connaître la méchanceté de celui qui leur avait juré sa haine, ils ne pouvaient soupçonner une intrigue aussi noire.

La dame de Pelletot était donc tranquille depuis le terme de Pâques, avec toute la famille du sieur comte de B[ragelongne], dans sa maison, rue de Limoges, lorsque le 11 septembre 1761 [cf. 11 septembre 1761 (2)], avant la fin du jour, elle se vit arrêtée avec le sieur de B[ragelongne], et conduite ignominieusement dans la prison comme la dernière des criminelles [cf. 11 septembre 1761 (3)].

Les ministres de la justice, en exécutant leurs ordres, lui apprirent de quelle main partait le coup qui venait de la frapper. À cette nouvelle, qu'elle croyait à peine, la surprise suspendit pour ainsi dire sa douleur. Mais que fût-elle devenue, si elle eût pu voir dans la foule accourue à ce spectacle, son mari lui-même, se repaissant avidement du succès de ses noires perfidies, ameutant la populace par des cris et par des largesses, pour faire insulter son épouse, et rendre son enlèvement plus humiliant pour elle, plus délicieux pour lui-même !

La dame de Pelletot fut conduite aux prisons du Petit-Châtelet, où elle subit plusieurs interrogatoires devant le juge [cf. 12 septembre 1761 (2), 14 septembre 1761 (2), 24 février 1762 (2)], et fut confrontée avec les témoins [cf. 26 mars 1761 (1)].

Par ses interrogatoires, elle a appris quels crimes atroces son mari a osé lui imputer pour la perdre ; et dans ses confrontations, elle a connu quels sont les vils instruments qu'il a mis en usage pour appuyer ses imputations : elle y a entendu les horribles fables que ces hommes vendu à l'iniquité ont débitées impudemment à la justice.

Là, on lui présenta un amas d'accusations plus énormes les unes que les autres. Ce sont des accusations d'adultère avec le comte de B[ragelongne], avec différents aventuriers. C'est l'imputation d'une prostitution publique. C'est le reproche d'avoir tenu publiquement les discours les plus sales et les postures les plus indécentes. Ce sont les avortements clandestins. C'est un adultère incestueux avec le fils naturel de son mari, à qui on assure qu'il a communiqué le mal honteux.

Pour renverser ce monstrueux assemblage, formé par la malignité et le mensonge, le droit et l'innocence vont ici se réunir et se prêter un mutuel secours.

Premièrement, le droit démontrera qu'un mari qui a abandonné sa femme, qui l'a livrée à la misère, qui est lui-même plongé dans une scandaleuse débauche, n'est plus recevable à se plaindre des mœurs de son épouse, en supposant même qu'elle se fût rendue coupable.

En second lieu, l'innocence fournissant à l'accusée des armes vraiment dignes d'elle, nous démontrerons invinciblement, par les circonstances de l'affaire, par le caractère des témoins qui ont déposé contre la dame de Pelletot, par le caractère des déposition même, que tout est absolument faux dans les imputations, et que toute cette trame n'a été ourdie que par la calomnie.

Moyens

[En marge : I. Moyen. Abandon.] Le premier moyen de droit, que l'innocence et les mœurs épurées de la dame de Pelletot sembleraient lui rendre superflu, mais que la rigueur de la matière ne lui permet pas de négliger, c'est l'abandon que le sieur de Pelletot, son mari, a fait d'elle : abandon qui le rend aujourd'hui non recevable à se plaindre de sa conduite, eût-il contre elle des faits constants et prouvés.

Après avoir relégué la dame de Pelletot chez des étrangers, et avoir rompu pendant des années toute correspondance avec elle, le sieur de Pelletot a, par la transaction du 25 septembre 1753, renoncé formellement à l'inspection que lui donnaient les lois sur la conduite de sa femme : il lui a permis de vivre partout où elle voudrait, pourvu que ce fût loin de lui.

Dans cet état, et ainsi privée du gardien légal de sa vertu, si elle se fût oubliée elle-même, comme son mari l'oubliait et la perdait de vue ; si elle eût cédé à la séduction, et se fût laissée entraîner dans quelque chute, le sieur de Pelletot pourrait-il donc se plaindre des écarts qui seraient son propre ouvrage ? Gagnerait-il la dot de sa femme pour avoir manqué envers elle au premier devoir que lui imposait sa qualité d'époux ? Et ne serait-ce pas plutôt à lui-même que les lois s'en prendraient des fautes et de l'irrégularité d'une compagne qu'il devait veiller, et soutenir dans le chemin de la vertu ? Vous êtes, lui dirait la loi, le complice du crime que vous reprochez à votre épouse : vous avez approuvé ses dérèglements, en lui assurant une pleine licence pour s'y livrer ; et en l'accusant aujourd'hui, vous déposez contre vous-même : Sero accusas mores quos probasti.

Aussi le savant criminaliste Damhoudere décide-t-il que seule la négligence du mari à veiller sur les mœurs de sa femme le rend non recevable à se plaindre, et le fait regarder comme la principale cause du désordre : Marito non licet uxorem accusare adulterii quoties per negligentiam, aut aliis similibus mediis, aliquo modo uxori ansam prœbuit committendi adulterii (Prax crimin., c. 8, n. 28 & 35).

Mais ce principe, si certain en lui-même, devient bien plus frappant encore, lorsque le mari joint à l'abandon qu'il fait de sa femme, le refus de lui donner l'entretien et la subsistance. Alors c'est lui qui semble avoir corrompu son épouse, et avoir livré sa pudeur, en réduisant un sexe fragile à l'indigence et à toutes ses suites. La justice, en plaignant le sort de toutes les femmes que le besoin a rendue adultère, n'a pourtant d'autres crimes à venger, que la barbarie de l'époux qui lui a refusé sa vie.

C'est ce que décide formellement Julius Clarus en disant : Non licet marito accusare uxorem de adulterio, quando ipse fuit causa adulterii, etiamsi causa fuerit remota, puta quia eam reliquerit sine necessariis ad vitam (Sentent. lib., 5 §, adulterium, addit. n. 14).

Il est vrai que le jurisconsulte ajoute que la femme doit avoir mis son mari en retard, et lui avoir notifié ses besoins, en le sommant d'y pourvoir : dummodo, reprend Clarus, ipsa prius egerit contra virum, ut provideret de alimentis (Ibid.).

Mais c'est précisément la triste circonstance où se trouve la dame de Pelletot, puisque, depuis cinq années, elle ne cessait de poursuivre son mari, pour le contraindre à lui payer une pension alimentaire, portée par une convention qu'il ne remplissait pas, et prononcée par des jugements géminés dont il ne cessait d'éluder l'exécution.

Disons le donc avec les lois : le sieur de Pelletot serait non recevable dans son accusation d'adultère contre sa femme, même dans le cas où cette action serait aussi fondée, qu'elle est fausse et calomnieuse.

[En marge : II. Moyens. Débauche personnelle du mari.] Un second moyen, du même genre que le premier, et qui écarterait encore le sieur de Pelletot, même pour le cas où il attaquerait dans son épouse une femme vraiment coupable d'adultère, c'est la conduite scandaleuse et dépravée qu'il a menée lui-même, tout le temps de sa vie, et surtout depuis qu'il est époux de celle qu'il accuse.

C'est un principe constant dans le droit, et sur lequel toutes les autorités se réunissent, que si un mari est lui-même coupable du crime d'adultère, il ne doit point être reçu à en accuser sa femme devant la justice. On a trouvé injuste en effet que celui qui ne respecte point les lois de l'honnêteté pour lui-même, pût les réclamer contre un autre ; qu'un époux traduisît sa femme dans les tribunaux, pour des débauches dont il lui aurait lui-même donné la leçon et l'exemple ; et que pour la faire condamner comme coupable d'adultère, il levât contre elle une main toute souillée du même crime.

Les lois romaines, où les mœurs sont si sévèrement conservées, avertissent les juges d'examiner rigoureusement la conduite d'un mari qui veut armer leur sévérité contre celle de sa femme : Judex adulterii ante oculos habere debet, & inquiere an maritus pudice vivens, mulieri quoque bonos mores colendi auctor fuerit. Per iniquum enim videtur esse, ut pudicitiam vir ab uxore exigat, quam ipse non exhibeat (l. 13, § 5 ff. ad. L. Jul. de Adult.).

Nourri de ces maximes, Julius Clarus, à l'endroit déjà cité, et que nous pouvons présenter ici pour tenir lieu de tous les autres criminalistes, s'exprime ainsi : Maritus tenens concubinam, non potest accusare de adulterio (Sent. ubi su. addit. n. 10).

Mais quelle nouvelle force ces mêmes règles ne prennent-elles pas, lorsqu'au crime d'adultère de la part du mari, il s'y joint les caractères de la plus scandaleuse débauche ?

Et ces caractères sont-ils assez frappants dans la conduite du sieur de Pelletot ? Nous n'en reproduirons point ici le tableau ; il ne peut être que trop présent à l'esprit des juges indignés ; et nous souhaiterions au contraire qu'il nous eût été possible de leur en épargner l'horreur. Tous les traits y présentent un homme dépravé, sans mœurs, sans retenue, qui a oublié depuis longtemps jusqu'à la fausse bienséance du crime ; en sorte que loin de pouvoir censurer aujourd'hui les mœurs de sa femme, il doit bien plus craindre pour lui-même la censure et la vengeance des lois.

Mais la dame de Pelletot serait à plaindre, sans doute, si elle était réduite à de semblables ressources ; si toute sa vertu consistait à n'être pas aussi coupable que le plus vicieux des époux ; si demeurant convaincue du crime lui-même, elle ne pouvait s'en épargner que la punition ; en un mot, si elle pouvait imposer silence à son mari, que par des fins de non recevoir.

Elle lui rend volontiers au contraire tous les droits qu'il a perdus d'être le censeur des mœurs de sa femme, qu'il abandonnée à la plus dure indigence, de cette femme qu'il a si longtemps scandalisée par les plus affreux désordres. Elle consent qu'il poursuive contre elle la vengeance du crime, si elle en a réellement commis quelques-uns.

Mais où sont-ils ces prétendus crimes ? Cette même accusation que le sieur de Pelletot intente aujourd'hui sans aucun droit, ne l'intente-t-il pas aussi sans aucun fondement et sans aucune vérité ?

[En marge : III. Moyen. Bonnes mœurs de la femme reconnues.] Pour en prouver la calomnie, il suffirait à la dame de Pelletot (et c'est son troisième moyen) d'invoquer ici le fait démontré de sa conduite irréprochable et pure pendant toute sa vie, et les témoignages qu'elle n'a cessé d'en avoir de la bouche de son mari lui-même, jusqu'au moment où il a ourdi son affreuse intrigue.

En effet dans les défenses qu'il signifiait à sa femme, à la fin de 1753, il déclare, en termes formels, qu'il ne s'est jamais plaint de la dame son épouse que pour les dépenses, et que ses plaintes ne sont jamais tombées sur son honneur.

En l'année 1760, et au moment même de l'arrêt qui le débouta de toutes ses demandes, il rendait encore le témoignage le plus frappant à la vertu intacte de la dame de Pelletot, en concluant expressément, jusques dans ses dernières requêtes, à ce qu'elle fût obligée de demeurer avec lui. Enfin, le 19 décembre dernier, 1762, lorsque le sieur comte de B[ragelongne] plaidait à la Tournelle pour son élargissement provisoire, M. l'avocat général, Joly de Fleury, annonçait aux magistrats en pleine audience, que le sieur de Pelletot n'avait jamais articulé de faits contre les mœurs de sa femme, avant le moment de son accusation contre elle et le sieur de B[ragelongne].

Or la dame de Pelletot étant reconnue pour une femme vertueuse et irréprochable pendant quatorze années de mariage, pendant quarante deux ans de vie, a-t-elle donc pu en un instant, et dès qu'elle a eu connu le sieur comte de B[ragelongne] être transformée en une femme vicieuse et débordée jusqu'aux plus affreux excès ? Ce seul contraste démasquerait la fausseté de l'accusation.

Car, ce qu'il est bien plus important de remarquer ici, ce n'est point un faiblesse qu'on impute aujourd'hui à la dame de Pelletot ; on ne lui reproche point une faute de fragilité, un écart passager, une simple chute ; on l'accuse d'une débauche portée à son comble ; on la peint comme un créature sans front et sans pudeur, qui s'abandonne et se livre au premier venu, qui va même au devant des attaques des plus hardis, qui préfère pour compagnons de ses débauches les hommes les plus perdus et les plus familiers dans le crime ; comme une femme effrénée, qui cherche des témoins à ses souillures, qui en fait parade, qui semble chérir dans le vice, moins la coupable volupté attachée au vice qui se cache, que l'opprobre et le mépris qui l'accompagnent quand il se montre ; en un mot, on la présente à la justice comme un monstre, tel que la débauche la plus invétérée peut à peine en former.

Mais est-il donc possible que ce changement se soit opéré en elle avec tant de rapidité ? Quoi ! On veut que quelques mois, ou plutôt quelques jours, aient suffi pour cette affreuse métamorphose ? Non, non ; l'on ne passe pas tout à coup d'une sagesse toujours soutenue au dernier degré d'avilissement et de corruption. Les juges de la dame de Pelletot, accoutumés à lire dans les fastes de la coupable humanité, connaissent trop bien le cœur des hommes pour ne pas sentir toute la force de cette réflexion. Encore une fois, cet absurde contraste suffirait seul pour démontrer invinciblement la fausseté de l'accusation monstrueuse que le sieur de Pelletot a enfantée contre sa femme.

Que ce mari n'y observait-il avec plus d'art les possibilités et les vraisemblances ? Et pourquoi n'y consultait-il que les mouvements tumultueux de sa vengeance et de sa haine.

[En marge : IV. Moyen. Récrimination.] Le quatrième moyen de la dame de Pelletot, et qui démontre, de plus en plus, la fausseté de l'accusation à laquelle elle se défend, ce sont ces mêmes sentiments de haine et de vengeance qui ont visiblement animé son mari contre elle et le sieur comte de B[ragelongne], et qui l'ont porté à la plus détestable récrimination qui fut jamais.

Les preuves de cette récrimination se sont assez fait sentir dans le récit des Faits.

Tourmentée depuis sept années de mariage, la dame de Pelletot avait formé contre son mari une demande en séparation de corps et de biens dès l'année 1752.

Cette demande, appuyée sur les moyens les plus victorieux, avait toujours intimidé le sieur de Pelletot. Il avait cherché à l'assoupir par la transaction de 1753.

Peu tranquille sur cette convention, que la moindre réclamation pouvait rompre, il s'était procuré ces fausses lettres, propres à désarmer son épouse dans les tribunaux.

Elle l'y avait actionné cependant, à diverses reprises, et toujours avec succès, pour le forcer à lui compter ses revenus, et à la faire subsister ; et le 13 février 1760 [cf. 13 février 1760 (1)], l'arrêt de la Cour confirma les jugements favorables qu'elle avait obtenus jusques-là.

Le sieur de Pelletot vaincu, ne trouvait plus de ressources contre ces condamnations, que dans ses chicanes et ses ruses.

La dame de Pelletot trouve dans le sieur comte de B[ragelongne] un ami plus vigilant et plus habile encore que son mari n'était fourbe et trompeur.

Cet ami découvre les biens que le sieur de Pelletot tenait cachés : il déconcerte ses collusions et ses manœuvres.

Il est à son tour vivement poursuivi par le sieur comte de B[ragelongne] qui le tient aujourd'hui encore dans les liens d'un décret.

La dame de Pelletot, de son côté, suit le mouvement louable d'une cœur reconnaissant et d'une âme droite : elle donne à son bienfaiteur le dédommagement qu'elle croit lui devoir pour les pertes réelles qu'elle lui a occasionnées. Elle lui fait, et à sa fille après lui, une donation de dix mille livres, qui forment tout ce qu'elle a de biens libres.

C'est à cette époque que la fureur du sieur de Pelletot monte à son comble, et qu'il enfante l'odieux projet de précipiter dans le même abîme et son épouse, qu'il ne peut plus désormais tourmenter, et l'officieux ami qui l'a soustraite à ses persécutions.

Fut-il jamais récrimination plus marquée, et plus propre à discréditer sans ressource une accusation qui n'en est que le fruit ? Car l'effet de la récrimination, comme l'on sait, est d'infecter d'un vice radical toutes les actions qu'elle produit, et d'en annoncer hautement la fausseté.

Si les actions récriminatoires sont interdites par les lois à celui qui est lui-même prévenu d'accusation et de poursuites, c'est parce que la haine et la passion qui les dictent les décèlent pour fausses et calomnieuses. Il n'en faut pas davantage au juge pour découvrir l'imposture. Celui-là est jugé fourbe, qui crée des crimes et des accusations, pour se soustraire lui-même à des poursuites rigoureuses, qu'il cherche à déconcerter et à rompre.

La récrimination est bien plus forte pour constater la calomnie que ce que l'on en appelle en droit prœsumptiones juris & de jure ; car elle est un moyen infaillible qui dissipe les doutes de la justice, et lui montre à coup sûr l'imposteur dans celui qui met en usage cette indigne ressource. Et c'est pour cela que nous ne rangeons pas ce moyen dans la classe des fins de non recevoir contre l'accusateur, puisque c'est ici une preuve certaine de la fausseté de l'accusation même.

Lors donc que le sieur de Pelletot élève la voix contre son épouse, ce n'est plus seulement un mari non recevable à accuser trop tard une femme qu'il refuse de nourrir, et qu'il a scandalisée par ses débauches ; c'est un mari calomniateur que les lois décident tel par des preuves invincibles, prises dans les causes mêmes de son accusation ; c'est un homme qui se trahit dès l'abord, et qui avant d'avoir ouvert la bouche a déjà, pour ainsi dire, déposé contre lui-même. On lit dans son âme, à la faveur des circonstances trop frappantes qui le font agir ; on y voit u'il n'agit que pour opprimer sous le poids du mensonge celle dont il n'a pu se venger qu'en lui supposant des crimes. Tout est reconnu pour faux dans ses allégations ; et il ne prouve autre chose à la justice, sinon l'excès de son animosité et de sa haine.

Le sieur de Pelletot pouvait-il marquer cette haine à des caractères moins méconnaissables qu'il ne l'a fait dans cette triste affaire ? Un seul trait suffirait pour l'y dévoiler. Qu'on se rappelle son acharnement à venir se repaître lui-même du spectacle de l'enlèvement de ses deux ennemis.

Un époux vertueux, que la douleur et la vérité amènent aux pieds de la justice pour y déférer sa femme coupable, et pour arrêter ses déportements par le frein rigoureux des lois, gémit en s'acquittant de ce triste ministère ; il pleure sur la victime qu'il dénonce ; il voudrait se cacher à lui-même ce qu'il est contrait de déposer dans le sein des juges. Mais pour le sieur de Pelletot, au contraire, il regarde comme son jour de triomphe celui où il peut déshonorer sa femme ; il se rend spectateur de son enlèvement ; il tâche d'ajouter à l'éclat de cette ignominieuse scène. Il fait donc voir en lui, non l'époux qui se plaint, mais l'ennemi qui se venge. Ce n'est donc point une épouse adultère qu'il dénonce, c'est une femme innocente qu'il calomnie. Son accusation est donc une action dès à présent démontrée calomnieuse et fausse, dès là que c'est le sentiment de haine et l'esprit de récrimination qui l'ont produite.

Approchons maintenant du corps même de l'accusation, et considérons de plus près ce colosse d'impostures.

[En marge : V. Moyen. Indignité des témoins.] Ce qui nous y frappe d'abord, c'est le caractère de ceux d'entre les témoins qui ont déposé conte la dame de Pelletot : gens vraiment digne de la tâche que leur a donnée à remplir celui qui les a mis en œuvre.

Sur ce point, la dame de Pelletot doit se référer aux reproches qu'elle leur a faits lors de ses confrontations, et déclarer qu'elle fait emploi de toutes les preuves qui se trouvent contre eux au procès. C'est là que la justice verra l'extrême misère de la plupart, leurs mœurs dépravées, leurs liaisons et leurs mauvais commerces entre eux, leurs intelligences avec l'accusateur, leurs haines contre l'un ou l'autre des accusés, et les jugements de déshonneur qui sont tombés sur plusieurs ; en un mot, presque tous les moyens de récusation et de reproches réunis pour fermer la bouche à ces imposteurs.

La dame de Pelletot n'a pu découvrir que leurs crimes les plus notoires ; et le détail de leur conduite a dû nécessairement échapper à ses recherches, par la vilité de leur état. Elle a cependant fait reconnaître à la justice :

dans la Suzanne Ussenot, premier témoin, une ennemi aussi implacable de la dame de Pelletot, que libertine obstinée, depuis qu'elle avait été chassée de chez sa maîtresse [cf. 26 mars 1761 (1)] ;

dans une Euphrasine Boucrie, une fille liée dès longtemps avec Suzanne Ussenot, en communauté de débauches, comme de sentiments, avec elle [cf. 2 avril 1761 (3)] ;

dans le nommé Rémoville, un vil mendiant, se disant écrivain ; surpris par la dame de Pelletot dans un commerce criminel avec la Suzanne Ussenot, et partageant les vols que cette domestique faisait à sa maîtresse [cf. 27 mars 1761 (2)] ;

dans une Aimée Gilbert, la coiffeuse de la Suzanne, et la camarade de ses débauches publiques [cf. 3 avril 1761 (2)] ;

dans une femme Dutroit, une autre camarade inséparable de la Suzanne Ussenot, et d'aussi mauvaises mœurs [cf. 27 mars 1761 (4)] ;

dans une Euphrasine Catin, dite Bocart, cette même fille corrompue par le fils naturel du sieur de Pelletot, et que ce dernier a fait entendre en témoignage contre sa propre fille [cf. 2 avril 1761 (5)] ;

dans une Marie Galoteau, la fidèle compagne de la Fauconnet, et qui ne paraît ici que pour remplir le rôle de cette maîtresse du sieur de Pelletot [cf. 6 août 1761 (2)] ;

dans la veuve Michel, dite Courbon, une ancienne domestique du sieur comte de B[ragelongne], renfermée à l'hôpital pour s'être prêtée à des calomnies diffamantes contre son ancien maître [cf. 26 mars 1761 (2)] ;

dans les sieurs Collart et Parfait, deux amants reconnus de cette femme Courbon [cf. 31 mars 1761 (3), 31 mars 1761 (2)];

dans le sieur Beausol, l'amant en titre de cette même Courbon, qu'il partage avec tant d'autres, et qu'il a actuellement chez lui ; et d'ailleurs vivant journellement avec l'accusateur [cf. 31 mars 1761 (1)] ;

dans le Dessales, dont nous avons déjà parlé, un homme entré par surprise au service du sieur de B[ragelongne], puis chassé avec éclat, ainsi que sa femme, pour leurs mauvaises mœurs ; et qui aux confrontations a avoué qu'il avait été renfermé aux prisons de Bicêtre [cf. 29 avril 1761 (2), 29 avril 1761 (1)] ;

dans le nommé Berlimont, dit La Miranville, un homme déshonoré par toutes sortes d'escroqueries, noté de tous temps à la police, dégradé du service militaire, sans asile, que depuis peu le sieur de Pelletot fait passer pour son parent mais qui n'a d'autres liens avec lui que ceux d'une conduite égalemet dépravée [cf. 15 avril 1761 (4)] ;

dans le jeune Mathieu Pinte, âgé de seize ans, un garçon peintre dans la plus affreuse misère, n'ayant pas de quoi se couvrir, et entièrement vendu au sieur de Pelletot et à se amis, qui, de son propre aveu, le font travailler et subsister [cf. 3 avril 1761 (1)] ;

dans le nommé Carillon, autre jeune homme de dix-neuf ans, un porteur d'eau plongé dans la misère, et que le sieur de Pelletot venait de faire habiller [cf. 4 avril 1761 (1)] ;

dans la Saint-Aubin, une fille qui n'a aujourd'hui d'autre état que la prostitution publique, et qui convient avoir été punie par la police pour avoir tenu des jeux défendus [cf. 9 mai 1761 (3)] ;

dans le nommé Saint-Louis, un ancien valet du sieur de Pelletot, aujourd'hui attaché à la Saint-Aubin, que la police a déjà fait renfermer à Bicêtre, et qui est convenu dans sa confrontation qu'il avait bu avec le sieur de Pelletot et ses amis dans un cabaret de la Courtille [cf. 22 août 1761 (1)] ;

dans le nommé Carré, tailleur de pierres, un homme que la dame de Pelletot ne connaît point, et qui a disparu lorsques ses impostures auraient été confondues à la confrontation par la seule présence de celle qu'il accusait sans la connaître [cf. 13 juillet 1761 (5)].

C'est ainsi que s'est montrée à la justice cette foule d'audacieux que le sieur de Pelletot a fait entendre contre son épouse. Il n'a pas été sobre sur le nombre, et il s'est flatté sans doute que la multitude de ces témoins suppléerait en quelque sorte à l'indignité de chacun d'eux.

Mais ignore-t-il donc que la justice compte bien moins les suffrages qu'elle ne les pèse, et que toute bouche n'est pas faite pour mériter son attention et sa confiance ? Elle demande dans celui qui lui apporte son témoignage de la droiture et des mœurs, fides & mores (l. 2, ff. de Testibus). Il lui faut pour une fonction de cette importance des hommes de la plus délicate probité, integrae frontis homo (l. 13, ibid.).

Et ces qualités se trouvent-elles dans les témoins administrés par le sieur de Pelletot contre l'honneur de sa femme ? N'ont-il pas au contraire tous les caractères de réprobation marqués par les lois pour rejeter les témoins indignes ? Notatus, reprensibilis, egens ut lucri causâ qui facile admittat, inimicus, etc (l. 3, ibid.).

Citoyens vertueux, ne comptez plus un seul instant sur votre honneur et votre repos, si les tribunaux écoutaient de tels hommes, dont il est si facile à la haine d'acheter contre vous le suffrage.

[En marge : VI. Moyen. Caractère des dépositions mêmes.] Tes étaient les témoins, tels devaient être leurs témoignages. Aussi la dame de Pelletot trouve-t-elle un nouveau moyen de triomphe dans le caractère de ces dépositions mêmes, où la fausseté se démarque à chaque pas. Donnons-en seulement quelques traits.

Les témoins qui déposent des prétendus adultères de la dame de Pelletot se rencontrent jusques sur les expressions et le choix des termes. On y reconnaît autant d'échos serviles de l'instigateur qui les met en œuvre. Et qui doute que ce même concert ne se retrouve plus parfaitement encore entre le langage des témoins et celui de la plainte même de l'accusateur, source commune de toutes ces faussetés ?

Mais lorsque ces témoins ne parlent plus d'après leurs instructions, ils se contredisent eux-mêmes, ou se démentent mutuellement.

C'est ainsi que le nommé Rémoville [cf. 27 mars 1761 (2)], après avoir suivi à la lettre la leçon du sieur de Pelletot, et avoir commencé sa déposition en disant que la dame de Pelletot lui avait avoué « que son mari avait eu de fort bonnes façons pour elle », il ajoute un peu plus bas, et par un oubli et une contradiction étrange, que la dame de Pelletot lui avait dit « qu'elle avait été exposée à être égorgée par son mari lorsqu'elle vivait avec lui ; qu'il la prenait par les cheveux, la terrassait et la maltraitait ».

C'est ainsi que Dessalles [cf. 29 avril 1761 (2)] et sa femme [cf. 29 avril 1761 (1)] disent qu'ils ont vu, conjointement avec le nommé Carillon [cf. 4 avril 1761 (1)], le sieur de B[ragelongne] et la dame de Pelletot commettre le crime d'adultère ; et Carillon de sa part dit qu'il n'en a jamais été témoin. Ils disent qu'ils ont aperçu par la fente de la porte les coupables sur un lit ; et outre que cette ouverture ne donne que sur les fenêtres de la chambre, sans qu'il soit possible d'apercevoir le lit, Carillon de son côté dit que le sieur de B[ragelongne], lorsqu'il s'enfermait dans cette chambre avec la dame de Pelletot, en fermait exactement les volets.

C'est ainsi que le nommé Touzé [cf. 13 juillet 1761 (4)], homme d'ailleurs absolument inconnu à la dame de Pelletot, déclare expressément à la confrontation, qu'il n'est en liaison avec aucun des autres témoins ; et cependant dans sa déposition il en fait parler jusqu'à cinq et six ; et la Galoteau [cf. 6 août 1761 (2)], ainsi que le nommé Carré [cf. 13 juillet 1761 (5)] déclarent qu'il est de leur société.

C'est ainsi que le même Carré [cf. 13 juillet 1761 (5)] dit que Carillon lui a dit avoir vu par la porte commettre le crime ; et Carillon lui-même [cf. 4 avril 1761 (1)], comme nous venons de le remarquer, dit qu'il n'en a jamais été témoin oculaire.

Or, comme le disent les lois, le plus léger mensonge dans les témoignages suffit pour les discréditer dans leur entier : Testis totam testimonii fidem, partis mendacio, decolorat (Can. Pura 17, causa 3 q 9).

Il est dans ces dépositions monstrueuses bien d'autres vices de ce genre qui n'échapperont point à l'attention des magistrats.

Mais ne seront-ils pas également frappés du ton d'impudence qui y règne, et de manière indécente avec laquelle la plupart des témoins s'expriment dans leurs dépositions ? La dame de Pelletot n'en a pu entendre la lecture sans frémir. Comme ils ont l'habitude de la débauche, ils en ont le langage, et tous les termes leur en sont familiers ; ils parlent de l'abondance de leur cœur ; ils insistent sur les détails les plus révoltants ; ils s'y font un jeu de proférer des horreurs ; et leurs dépositions, loin d'être des témoignages à croire, ne sont que de grossières injures à punir. Ce n‘est pas ainsi sans doute que les véritables crimes se dénoncent à la justice ; et de telles bouches ne méritent d'être écoutées que lorsqu'elles s'ouvrent pour annoncer leur propre turpitude.

La suggestion, les contradictions, l'impudence forment donc tout le caractère du corps odieux de ces dépositions, et y montrent la calomnie à découvert.

[En marge : VII. Moyen. Disparition et rétractation de quelques-uns des témoins.] Pourrait-on y méconnaître la fausseté lorsque l'on voit quelques-uns des témoins n'oser plus reparaître aujourd'hui pour soutenir leurs mensonges, et refuser constamment de se trouver aux confrontations ?

Ce Berlimont [cf. 15 avril 1761 (4)], surtout, l'un des plus ardents calomniateurs qui ait parlé d'abord ; lui qui s'est prêté à charger l'épouse du sieur de Pelletot d'un adultère incestueux avec le fils de son mari, fuit et se cache maintenant avec le plus grand soin.

Q'est donc devenu ce fidèle ami du sieur de Pelletot, et pourquoi refuse-t-il de le servir jusqu'au bout dans sa vengeance ? Est-ce le remord, est-ce la crainte qui l'écarte ? Ne voit-il pas combien sa retraite décrédite le corps entier des dépositions calomnieuses dans lesquelles on lui avait assigné un des principaux rôles ?

Mais que deviennent ces mêmes dépositions depuis la rétractation formelle et éclatante de l'un des témoins employés dans cette intrigue ?

Cette Euphrasine Bocart [cf. 2 avril 1761 (5)], toujours victime de sa passion pour le fils naturel du sieur de Pelletot, se laissa engager par le père de son amant dans le complot pour perdre son épouse, comme elle s'était déjà prêtée à la ruine de la fille. Cette malheureuse a donc répété, comme tant d'autres, les calomnies qui lui avaient été dictées contre la dame de Pelletot. Mais à la confrontation, lorsqu'elle se vit en présence de celle à la ruine de laquelle elle travaillait, lorsqu'elle reconnut en elle sa charitable bienfaitrice, lorsqu'elle vit cette femme, généreuse jusques dans les fers, ne lui faire aucun reproche, et se taire sur tous ses services, alors le repentir saisit son âme, elle eut horreur de sa propre ingratitude, et, avouant toutes ses perfidies, elle rétracta à la face de la justice tout le contenu en sa déposition, déclara, fondant en larmes, qu'elle avait été séduite et subornée, et s'offrit à la vengeance des lois pour expier tant de crimes.

[En marge : VIII. Moyen. Dépositions avantageuses.] Enfin cet assemblage de calomnies n'est-il pas balancé par le plus puissant contrepoids, lorsqu'on lui oppose les dépositions du petit nombre d'honnêtes citoyens qui ont paru dans l'information, et qui attestent que la dame de Pelletot n'a point donné à reprendre sur sa conduite ?

La dame de Servandony [cf. 2 avril 1761 (4)] dépose qu'elle n'a aucune connaissance des scènes indécentes que sa domestique Euphrasine Boucrie [cf. 2 avril 1761 (3)] a eu l'audace de placer en la maison et sous les yeux de sa maîtresse.

La dame comtesse d'Auxais [cf. 13 avril 1761 (1)] atteste à la justice que, loin de se rendre aux impressions qu'on a voulu lui donner de la dame de Pelletot et du sieur comte de B[ragelongne], elle est dans une ferme persuasion du contraire.

Le sieur de chevalier de Savoisy [cf. 9 mai 1761 (4)], brigadier des armées du Roi, aussi entendu en déposition, y rend hommage à l'honneur et à la probité de la dame de Pelletot, puisqu'il se trouve aussi avoir servi de témoin au sieur de Pelletot lors de son mariage, dont il a signé l'acte de célébration.

La dame de Pelletot peut donc dire avec confiance que le corps même des informations qui ont été faites pour la perdre, suffit à sa justification ; et elle doit enfin espérer que la trahison retournera contre son auteur.

Soutenue par le sentiment intérieur de son innocence, et jouissant de sa vertu, elle n'éprouve à ce moment ni trouble, ni inquiétude. Elle vivrait tranquille dans la nuit de sa prison, si l'affreuse image de ses malheurs ne venait l'y occuper sans cesse. Quel enchaînement de maux que sa vie ! Quelle suite effroyable de vexations et d'amertumes ! Est-il donc possible que la France ait été pour elle une terre maudite, que dans ce royaume, que l'on pourrait appeler la patrie des étrangers, elle ait été plus d'une fois tentée de regretter les climats glacés que couvrent les ombres de l'erreur ? Le flambeau de la foi ne devait-il donc luire pour cette prosélyte que dans un pays semés de croix et d'épines ; et ses yeux ne pouvaient-ils s'ouvrir à la vérité, qu'en même temps, ils ne s'ouvrissent à d'intarissables larmes ?

Mais non : les crimes d'un mari barbare ne sont pas les crimes de sa religion ni de sa nation. L'une et l'autre ont une égale horreur pour un monstre qui les outrage ; et les magistrats, armés pour venger la religion et la patrie, rendront à l'étrangère opprimée sa liberté, sa vie et son honneur. Signé. Planström de Pelletot. Me Beaucousin, avocat (Planström 62).
Le factum paraît en 1762, après le 19 décembre, date citée dans le corps du texte.
Abréviations
  • NDA : Note de l'auteur.
  • NDE : Note de l'éditeur.
  • NDM : Note de moi, Olivier Courcelle.
Référence
  • Planström (Élisabeth), Beaucousin (), Mémoire pour la dame de Planström de Pelletot, accusée, contre le sieur Potier de Pelletot, accusateur, Paris, 1762.
Courcelle (Olivier), « [Décembre] 1762 (1) : Les sœurs Planström : factum Planström », Chronologie de la vie de Clairaut (1713-1765) [En ligne], http://www.clairaut.com/ncoDecembrecf1762po1pf.html [Notice publiée le 20 décembre 2012].